Il hocha la tête. Je sentais que ma déposition touchait à sa fin; j'aurais aimé en dire plus. Je me sentais pris pour le capitaine Chaumont d'une sympathie irraisonnée, anormale. Déjà, il chargeait son imprimante. «Mon père était très sportif!» lançai-je avec brusquerie. Il leva vers moi un regard interrogateur. «Je ne sais pas… fis-je en écartant les mains avec désespoir, je voulais juste dire qu'il était très sportif.» Avec un geste de dépit, il lança l'impression.
Après avoir signé ma déposition, je reconduisis le capitaine Chaumont à la porte. J'avais conscience d'être un témoin décevant, lui dis-je. «Tous les témoins sont décevants…» répondit-il. Je méditai quelque temps sur cet aphorisme. Devant nous s'étendait l'ennui illimité des champs. Le capitaine Chaumont remonta dans sa Peugeot 305; il me tiendrait au courant de l'avancement de l'enquête. Pour le décès d'un ascendant direct, on dispose dans la fonction publique d'un congé de trois jours. J'aurais donc parfaitement pu rentrer en flânant, acheter des camemberts locaux; mais ie pris tout de suite l'autoroute pour Paris.
Je passai ma dernière journée de congé dans différentes agences de voyages. J'aimais les catalogues de vacances, leur abstraction, leur manière de réduire les lieux du monde à une séquence limitée de bonheurs possibles et de tarifs; j'appréciais particulièrement le système d'étoiles, pour indiquer l'intensité du bonheur qu'on était en droit d'espérer. Je n'étais pas heureux, mais j'estimais le bonheur, et je continuais à y aspirer. Selon le modèle de Marshall, l'acheteur est un individu rationnel cherchant à maximiser sa satisfaction compte tenu du prix; le modèle de Veblen, par contre, analyse l'influence du groupe sur le processus d'achat (suivant que l'individu veut s'y identifier, ou au contraire s'y soustraire). Le modèle de Copeland démontre que le processus d'achat est différent suivant la catégorie de produit/service (achat courant, achat réfléchi, achat spécialisé); mais le modèle de Baudrillard-Becker estime que consommer, c'est aussi produire des signes. Au fond, je me sentais plus proche du modèle de Marshall.
De retour à mon travail, j'annonçai à Marie-Jeanne que j'avais besoin de vacances. Marie-Jeanne est ma collègue; c'est ensemble que nous préparons les dossiers d'expositions, que nous œuvrons pour la culture contemporaine. C'est une femme de trente-cinq ans, aux cheveux blonds et plats, aux yeux d'un bleu très clair; je ne sais rien de sa vie intime. Sur le plan hiérarchique, elle est dans une position légèrement supérieure à la mienne; mais c'est un aspect qu'elle préfère éluder, elle s'attache à mettre en avant le travail d'équipe au sein du service. Chaque fois que nous recevons la visite d'une personnalité réellement importante – un délégué de la Direction des arts plastiques, ou un membre du cabinet du ministre – elle insiste sur cette notion d'équipe. «Et voici l'homme le plus important du service! s'exclame-t-elle en pénétrant dans mon bureau, celui qui jongle avec les bilans comptables et les chiffres… Sans lui, je serais complètement perdue.» Ensuite, elle rit; les visiteurs importants rient à leur tour, ou du moins ils sourient avec bonheur. Je souris également, dans la mesure de mes moyens. J'essaie de me visualiser en jongleur; mais en réalité il me suffit de maîtriser les opérations arithmétiques simples. Quoique Marie-Jeanne ne fasse à proprement parler rien, son travail est en réalité le plus complexe: elle doit se tenir au courant des mouvements, des réseaux, des tendances; ayant assumé une responsabilité culturelle, elle peut se voir en permanence soupçonnée d'immobilisme, voire d'obscurantisme; c'est un danger dont elle doit se prémunir, et par là même prémunir l'institution. Aussi reste-t-elle en contact régulier avec des artistes, des galeristes, des directeurs de revues pour moi obscures; ces coups de téléphone la maintiennent dans la joie, car sa passion pour l'art contemporain est réelle. Pour ma part, je n'y suis pas hostile: je ne suis nullement un tenant du métier, ni du retour à la tradition en peinture; je conserve l'attitude de réserve qui sied au gestionnaire comptable. Les questions esthétiques et politiques ne sont pas mon fait; ce n'est pas à moi qu'il revient d'inventer ni d'adopter de nouvelles attitudes, de nouveaux rapports au monde; j'y ai renoncé en même temps que mes épaules se voûtaient, que mon visage évoluait vers la tristesse. J'ai assisté à bien des expositions, des vernissages, des performances demeurées mémorables. Ma conclusion, dorénavant, est certaine: l'art ne peut pas changer la vie. En tout cas pas la mienne.
J'avais informé Marie-Jeanne de mon deuil; elle me reçut avec sympathie, et posa même une main sur mon épaule. Ma demande de congé lui paraissait tout à fait naturelle. «Tu as besoin de faire le point, Michel, estima-t-elle, de te retourner sur toi-même.» J'essayai de visualiser le mouvement proposé, je conclus qu'elle avait sans doute raison. «Cécilia bouclera le prévisionnel à ta place, poursuivit-elle, je lui en parlerai.» À quoi faisait-elle allusion au juste, et qui était cette Cécilia? Jetant un regard autour de moi j'aperçus un avant-projet d'affiche, et je me souvins. Cécilia était une grosse fille rousse qui mangeait des Cadbury sans arrêt, et qui était dans le service depuis deux mois: une CDD, voire une TUC, quelqu'un en résumé d'assez négligeable. Et en effet, juste avant le décès de mon père, je travaillais sur le budget prévisionnel de l'exposition: «Haut les mains, galopins!», qui devait être inaugurée en janvier à Bourg-la-Reine. Il s'agissait de photographies de brutalités policières prises au téléobjectif dans les Yvelines; mais on n'avait pas affaire à un travail documentaire, plutôt à un procès de théâtralisation de l'espace, accompagné de clins d'œil à différentes séries policières mettant en scène le Los Angeles Police Department. L'artiste avait privilégié une approche fun plutôt que celle, attendue, de la dénonciation sociale. En résumé un projet intéressant, et pas trop cher ni complexe; même une abrutie comme Cécilia était capable de finaliser le budget prévisionnel.
En général, en sortant du bureau, j'allais faire un tour dans un peep-show. Ça me coûtait cinquante francs, parfois soixante-dix quand l'éjaculation tardait. Voir des chattes en mouvement, ça me lavait la tête. Les orientations contradictoires de la vidéo d'art contemporaine, l'équilibre entre conservation du patrimoine et soutien à la création vivante… tout cela disparaissait vite, devant la magie facile des chattes en mouvement. Je vidais gentiment mes testicules. À la même heure, de son côté, Cécilia se bourrait de gâteaux au chocolat dans une pâtisserie proche du ministère; nos motivations étaient à peu près les mêmes.
Rarement, je prenais un salon privé à cinq cents francs; c'était dans le cas où ma bite allait mal, me paraissait ressembler à un petit appendice exigeant, inutile, qui sentait le fromage; j'avais besoin alors qu'une fille la prenne dans ses mains, s'extasie même faussement sur la vigueur du membre, la richesse de sa semence. Quoi qu'il en soit, j'étais rentré avant sept heures et demie. Je commençais par «Questions pour un champion», dont j'avais programmé l'enregistrement sur mon magnétoscope; puis j'enchaînais par les informations nationales. La crise de la vache folle m'intéressait peu, je me nourrissais essentiellement de purée Mousline au fromage. Puis la soirée continuait. Je n'étais pas malheureux, j'avais cent vingt-huit chaînes. Vers deux heures du matin, je me terminais avec des comédies musicales turques.
Quelques journées passèrent ainsi, relativement paisibles, avant que je reçoive un nouveau coup de téléphone du capitaine Chaumont. Les choses avaient beaucoup avancé, ils avaient retrouvé le meurtrier présumé, c'était même plus qu'une présomption, en fait l'homme avait avoué. Ils allaient organiser une reconstitution dans deux jours, souhaitais-je y assister? Oh oui, dis-je, oui.