En m'installant dans le wagon Corail, je me dis que j'aurais dû lui donner de l'argent. Encore que non, ça aurait probablement été mal interprété. C'est à ce moment, étrangement, que je pris pour la première fois conscience que j'allais devenir un homme riche; enfin, relativement riche. Le virement des comptes de mon père avait déjà eu lieu. Pour le reste j'avais confié la vente de la voiture à un garagiste, celle de la maison à un agent immobilier; tout s'était arrangé de la manière la plus simple. La valeur de ces biens était fixée par la loi du marché. Il y avait bien sûr une marge de négociation: 10 % de part et d'autre, pas plus. Le taux d'imposition, non plus, n'était pas un mystère: il suffisait de consulter les petites brochures, très bien faites, remises par la Direction des impôts.
Sans doute mon père avait-il, à plusieurs reprises, envisagé de me déshériter; finalement, il avait dû y renoncer; il avait dû se dire que c'était trop de complications, trop de démarches pour un résultat incertain (car ce n'est pas facile de déshériter ses enfants, la loi ne vous offre que des possibilités restreintes: non seulement les petits salauds vous pourrissent la vie, mais ils profitent ensuite de tout ce que vous avez pu accumuler, au prix des pires efforts). Il avait dû se dire surtout que ça n'avait aucun intérêt – parce que, ce qui pouvait arriver après sa mort, qu'est-ce qu'il en avait à foutre? Voilà comment il avait raisonné, à mon avis. Toujours est-il que le vieux con était mort, et que j'allais revendre la maison où il avait passé ses dernières années; j'allais également revendre le Toyota Land Cruiser qui lui servait à ramener des packs d'Evian du Casino Géant de Cherbourg. Moi qui vis près du Jardin des Plantes, qu'aurais-je fait d'un Toyota Land Cruiser? J'aurais pu ramener des raviolis à la ricotta du marché Mouffetard, et c'est à peu près tout.
Lorsqu'il s'agit d'un héritage en ligne directe, les droits de succession ne sont pas très élevés – même si les liens d'affection n'étaient, eux non plus, pas très forts. Impôts déduits, je pouvais ramasser dans les trois millions de francs. Ça représentait à peu près quinze fois mon salaire annuel. Ça représentait également ce qu'un ouvrier non qualifié pouvait espérer gagner, en Europe occidentale, au cours d'une vie de labeur; ce n'était pas si mal. On pouvait commencer à s'en sortir; on pouvait essayer.
Dans quelques semaines, certainement, je recevrais une lettre de la banque. Le train approchait de Bayeux, je pouvais déjà imaginer le déroulement de la conversation. Le professionnel de mon agence aurait constaté un solde positif important sur mon compte, il souhaiterait s'en entretenir avec moi – qui n'a pas besoin, à un moment ou un autre de sa vie, d'un partenaire placements ? Un peu méfiant, je désirerais m'orienter vers des options sûres; il accueillerait cette réaction – si fréquente – avec un léger sourire. La plupart des investisseurs novices, il le savait bien, privilégient la sécurité par rapport au rendement; ils s'en amusaient souvent, entre collègues. Je ne devais pas me méprendre sur ses termes: en matière de gestion du patrimoine, certaines personnes âgées se comportent comme de parfaits novices. Pour sa part, il tenterait d'attirer mon attention sur un scénario légèrement différent – tout en me laissant, bien entendu, le temps de la réflexion. Pourquoi ne pas investir, effectivement, les deux tiers de mon avoir dans un placement sans surprises, mais à revenu faible? Et pourquoi ne pas consacrer le dernier tiers à un investissement un peu plus aventureux, mais aux possibilités de valorisation réelles? Après quelques jours de réflexion, je le savais, je me rendrais à ses arguments. Il se sentirait conforté par mon adhésion, préparerait les documents avec un pétillement d'enthousiasme – et notre poignée de main, au moment de la séparation, serait ouvertement chaleureuse.
Je vivais dans un pays marqué par un socialisme apaisé, où la possession des biens matériels était garantie par une législation stricte, où le système bancaire était entouré de garanties étatiques puissantes. Sauf à me risquer hors des limites de la légalité je ne risquais ni malversation, ni faillite frauduleuse. En somme, je n'avais plus trop de soucis à me faire. Je n'en avais d'ailleurs jamais réellement eu: après des études sérieuses sans être éblouissantes, je m'étais rapidement orienté vers le secteur public. C'était vers le milieu des années quatre-vingt, dans les débuts de la modernisation du socialisme, à l'époque où l'illustre Jack Lang répandait faste et gloire sur les institutions culturelles d'État; mon salaire à l'embauche était tout à fait correct. Et puis j'avais vieilli, assistant sans trouble aux changements politiques successifs. J'étais courtois, correct, apprécié par mes supérieurs et mes collègues; de tempérament peu chaleureux, j'avais cependant échoué à me faire de véritables amis. Le soir tombait rapidement sur la région de Lisieux. Pourquoi n'avais-je jamais, dans mon travail, manifesté une passion comparable à celle de Marie-Jeanne? Pourquoi n'avais-je jamais, plus généralement, manifesté de véritable passion dans ma vie?
Quelques semaines passèrent encore, sans m'apporter de réponse; puis, au matin du 23 décembre, je pris un taxi pour Roissy.
3
Et maintenant j'étais là, seul comme un connard, à quelques mètres du guichet Nouvelles Frontières. C'était un samedi matin pendant la période des fêtes, Roissy était bondé, comme d'habitude. Dès qu'ils ont quelques jours de liberté les habitants d'Europe occidentale se précipitent à l'autre bout du monde, ils traversent la moitié du monde en avion, ils se comportent littéralement comme des évadés de prison. Je ne les en blâme pas; je me prépare à agir de la même manière.
Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d'Europe occidentale, je souhaite voyager. Enfin il y a les difficultés, la barrière de la langue, la mauvaise organisation des transports en commun, les risques de vol ou d'arnaque: pour dire les choses plus crûment, ce que je souhaite au fond, c'est pratiquer le tourisme. On a les rêves qu'on peut; et mon rêve à moi c'est d'enchaîner à l'infini les «Circuits passion», les «Séjours couleur» et les «Plaisirs à la carte» – pour reprendre les thèmes des trois catalogues Nouvelles Frontières.
J'ai tout de suite décidé de faire un circuit, mais j'ai pas mal hésité entre «Rhum et Salsa» (réf. CUB CO 033, 16 jours/14 nuits, 11 250 F en chambre double, supplément chambre individuelle: 1350 F) et «Tropic Thaï» (réf. THA CA 006, 15 jours/13 nuits, 9950 F en chambre double, supplément chambre individuelle: 1175 F). En fait, j'étais plus attiré par la Thaïlande; mais l'avantage de Cuba c'est que c'est un des derniers pays communistes, probablement pour pas longtemps, il y a un côté régime en voie de disparition, une espèce d'exotisme politique, bref. Finalement, j'ai pris la Thaïlande. Il faut reconnaître que le texte de présentation de la brochure était habile, propre à séduire les âmes moyennes:
«Un circuit organisé, avec un zeste d'aventure, qui vous mènera des bambous de la rivière Kwaï à l'île de Koh Samui, pour terminer à Koh Phi Phi, au large de Phuket, après une magnifique traversée de l'isthme de Kra. Un voyage "cool" sous les Tropiques.»
A 8 heures 30 tapantes, Jacques Maillot claque la porte de sa maison du boulevard Blanqui, dans le XIIIe arrondissement, enfourche son scooter et entame une traversée de la capitale d'est en ouest. Direction: le siège de Nouvelles Frontières, boulevard de Grenelle. Un jour sur deux, il s'arrête dans trois ou quatre de ses agences: «J'apporte les derniers catalogues, je ramasse le courrier et je prends la température» explique ce patron monté sur ressorts, toujours affublé d'une invraisemblable cravate bariolée. De quoi redonner un coup de fouet aux vendeurs: «Les jours suivants, ces agences-là dopent leur chiffre d'affaires…» explique-t-il avec un sourire. Visiblement sous le charme, la journaliste de Capital s'étonne un peu plus loin: qui aurait pu prédire en 1967 que la petite association fondée par une poignée d'étudiants contestataires prendrait un tel envol? Certainement pas les milliers de manifestants qui défilaient en mai 68 devant la première agence Nouvelles Frontières, place Denfert-Rochereau, à Paris. «On était pile au bon endroit, face aux caméras de télévision…» se souvient Jacques Maillot, ancien boy-scout et catho de gauche passé par l'UNEF. Ce fut le premier coup de pub de l'entreprise, au nom inspiré des discours de John Kennedy sur les «nouvelles frontières» de l'Amérique.