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À bien y réfléchir, pourtant, je devais convenir que Valérie et Marie-Jeanne, les deux seules présences féminines un tant soit peu consistantes de ma vie, manifestaient une indifférence totale aux chemisiers Kenzo et aux sacs Prada; en réalité, pour autant que je puisse le savoir, elles achetaient à peu près n'importe quelle marque. Jean-Yves, l'individu que je connaisse bénéficiant du plus haut salaire, optait préférentiellement pour des polos Lacoste; mais il le faisait en quelque sorte machinalement, par ancienne habitude, sans même vérifier si sa marque favorite n'avait pas été dépassée en notoriété par un challenger plus récent. Certaines fonctionnaires du ministère de la Culture, que je connaissais de vue (si l'on peut dire, car j'oubliais régulièrement, entre chaque rencontre, leur nom, leur fonction et jusqu'à leur visage) achetaient des vêtements de créateur; mais il s'agissait invariablement de créateurs jeunes et obscurs, distribués dans une seule boutique à Paris, et je savais qu'elles n'auraient pas hésité à les abandonner si d'aventure ils avaient connu un succès plus large.

La puissance de Nike, Adidas, Armani, Vuitton, était ceci dit indiscutable; je pouvais en avoir la preuve concrète, chaque fois que nécessaire, en parcourant Le Figaro et son cahier saumon. Mais qui exactement, en dehors des jeunes de banlieue, faisait le succès de ces marques? Il devait y avoir des secteurs entiers de la société qui me demeuraient étrangers; à moins qu'il ne s'agisse, plus banalement, des classes enrichies du tiers-monde. J'avais peu voyagé, peu vécu, et il devenait de plus en plus clair que je ne comprenais pas grand-chose au monde moderne.

Le 27 septembre eut lieu une réunion avec les onze chefs de village Eldorador, venus pour l'occasion à Évry. C'était une réunion habituelle, qui avait lieu tous les ans à la même époque pour faire le bilan des résultats de l'été et envisager les améliorations à apporter. Mais, cette fois, elle avait une signification particulière. D'abord, trois des villages allaient changer de main – le contrat avec Neckermann venait d'être signé. Ensuite, pour quatre des villages restants – ceux qui passaient sous l'appellation «Aphrodite» – le chef de village devait se préparer à licencier la moitié de son personnel.

Valérie n'assistait pas à la réunion, elle avait rendez-vous avec un représentant d'Italtrav pour lui présenter le projet. Le marché italien était beaucoup plus émietté que celui de l'Europe du Nord: Italtrav avait beau être le premier tour-opérateur italien, sa puissance financière ne représentait pas le dixième de celle de TUI; un accord avec eux pourrait cependant constituer un appoint de clientèle utile.

Elle revint de son rendez-vous vers dix-neuf heures. Jean-Yves était seul dans son bureau; la réunion venait de se terminer. «Comment est-ce qu'ils réagissent?

– Mal. Je les comprends, d'ailleurs; ils doivent sentir qu'ils sont eux-mêmes sur la sellette.

– Tu as l'intention de remplacer les chefs de village?

– C'est un projet nouveau; il vaut mieux le démarrer avec des équipes nouvelles.»

Sa voix était très calme. Valérie lui jeta un regard surpris: ces derniers temps, il avait gagné en assurance – et en dureté.

«Je suis sûr qu'on va gagner, maintenant. À la pause de midi, j'ai pris à part le chef du village de Boca Chica, à Saint-Domingue. Je voulais en avoir le cœur net: je voulais savoir comment il faisait pour avoir un taux de remplissage de 90 %, quelle que soit la saison. Il a tergiversé, il a eu l'air gêné, il m'a parlé de leur travail d'équipe. J'ai fini par lui demander carrément s'il laissait monter les filles dans les chambres des clients; j'ai vraiment eu du mal à le lui faire admettre, il avait peur d'une sanction. J'ai été obligé de lui dire que ça ne me gênait pas, qu'au contraire je trouvais l'initiative intéressante. Alors, il a avoué. Il trouvait ça idiot que les clients aillent louer des chambres à deux kilomètres de là, souvent sans eau courante, et avec le risque de se faire arnaquer, alors qu'ils avaient tout le confort sur place. Je l'ai félicité, et je lui ai promis qu'il garderait sa place de chef de village, même s'il devait être le seul.»

La nuit tombait; il alluma la lampe de son bureau, garda un moment le silence.

«Pour les autres, reprit-il, je n'ai aucun remords. Ils ont tous à peu près le même profil. Ce sont d'anciens GO, ils sont rentrés à la bonne époque, ils se sont tapé toutes les nanas qu'ils voulaient sans jamais avoir à en foutre une rame, et ils se sont imaginé qu'en devenant chefs de village ils pourraient continuer à glander au soleil jusqu'à leur retraite. Leur époque est terminée, tant pis pour eux. Maintenant, j'ai besoin de vrais professionnels.»

Valérie croisa les jambes, le regarda sans un mot. «Au fait, ton rendez-vous avec Italtrav?

– Oh, bien. Sans problème. Il a tout de suite compris ce que j'entendais par "tourisme de charme", il a même essayé de me draguer… C'est ça qui est bien avec les Italiens, au moins ils sont prévisibles… Enfin il m'a promis d'inscrire les clubs à son catalogue, mais il m'a dit de ne pas me faire trop d'illusions: Italtrav est surtout une grosse entreprise parce qu'elle est le conglomérat de nombreux voyagistes spécialisés, en elle-même la marque n'a pas vraiment d'identité forte. En fait, il agit un peu comme un distributeur: on peut s'ajouter à la liste, mais ce sera à nous de nous faire un nom sur le marché.

– Et l'Espagne, on en est où?

– On a un bon contact avec Marsans. C'est un peu pareil, sauf qu'ils sont plus ambitieux, depuis quelque temps ils essaient de s'implanter en France. J'avais un peu peur qu'on fasse concurrence à leur offre, mais en fait non, ils estiment que c'est complémentaire.»

Elle réfléchit un moment avant de poursuivre:

«Et pour la France, on fait quoi?

– Je ne sais toujours pas… C'est peut-être idiot de ma part, mais j'ai vraiment peur d'une campagne de presse moralisatrice. Évidemment on pourrait faire une étude de marché, tester le concept…

– Tu n'y as jamais cru, à ces choses-là.

– Non, c'est vrai…» Il hésita un instant. «En fait, je suis tenté de faire un lancement minimal en France, uniquement à travers le réseau Auroretour. Avec des pubs dans des magazines très ciblés, du genre FHM ou L'Écho des Savanes. Mais, vraiment, dans un premier temps, surtout miser sur l'Europe du Nord.»

Le rendez-vous avec Gottfried Rembke avait lieu le vendredi suivant. La veille au soir Valérie se fit un masque décongestionnant, puis se coucha très tôt. Lorsque je me réveillai à huit heures, elle était déjà prête. Le résultat était impressionnant. Elle portait un tailleur noir, avec une jupe très courte qui moulait merveilleusement son cul; sous la veste elle avait enfilé un chemisier de dentelle violette, ajusté et transparent par endroits, et un soutien-gorge écarlate, pigeonnant, qui découvrait largement ses seins. Lorsqu'elle s'assit en face du lit je découvris des bas noirs, dégradés vers le haut, retenus par des porte-jarretelles. Ses lèvres étaient soulignées d'un rouge sombre, un peu violine, et elle avait noué ses cheveux en chignon. «Ça le fait? demanda-t-elle, narquoise.

– Ça le fait grave. Les femmes, quand même… soupirai-je. La mise en valeur…

– C'est ma tenue de séductrice institutionnelle. Je l'ai mise un peu pour toi, aussi; je savais que tu aimerais.

– Ré-érotiser l'entreprise…» grommelai-je. Elle me tendit une tasse de café.

Jusqu'à son départ je ne fis rien d'autre que la regarder aller et venir, se relever et s'asseoir. Ce n'était pas grand-chose si on veut, enfin c'était tout simple, mais ça le faisait, il n'y avait aucun doute. Elle croisait les jambes: une bande sombre apparaissait en haut des cuisses, soulignant par contraste l'extrême finesse du nylon. Elle croisait davantage: une bande de dentelle noire se révélait plus haut, puis l'attache du porte-jarretelles, la chair blanche et nue, la base des fesses. Elle décroisait: tout disparaissait à nouveau. Elle se penchait vers la table: je sentais ses seins palpiter sous l'étoffe. J'aurais pu y passer des heures. C'était une joie facile, innocente, éternellement bienheureuse; une pure promesse de bonheur.