Ils devaient se retrouver à treize heures, au restaurant Le Divellec, rue de l'Université; Jean-Yves et Valérie arrivèrent avec cinq minutes d'avance.
«Comment est-ce qu'on va démarrer l'entretien? s'inquiéta Valérie en sortant du taxi. – Eh ben, t'as qu'à lui dire qu'on veut ouvrir des bordels à boches…» Jean-Yves eut un rictus fatigué. «T'en fais pas, t'en fais pas, il posera lui-même ses questions.»
Gottfried Rembke arriva à treize heures précises. Dès qu'il pénétra dans le restaurant, qu'il tendit son manteau au serveur, ils surent que c'était lui. Le corps ramassé et solide, le crâne luisant, le regard franc, la poignée de main énergique: tout en lui respirait l'aisance et le dynamisme, il correspondait parfaitement à l'image qu'on peut se faire d'un grand patron, et plus précisément d'un grand patron allemand. On l'imaginait sauter dans sa journée avec enthousiasme, se lever du lit d'un bond et faire une demi-heure de vélo d'appartement avant de se diriger vers son bureau dans sa Mercedes flambant neuve en écoutant les informations économiques. «Il a l'air parfait, ce mec…» grommela Jean-Yves en se levant, tout sourire, pour l'accueillir.
Pendant les dix premières minutes, en fait, Herr Rembke ne parla que de cuisine. Il s'avéra qu'il connaissait bien la France, sa culture, ses restaurants; il possédait même une maison en Provence. «Impeccable, le mec, impeccable…» songea Jean-Yves en examinant son consommé de langoustines au curaçao. «Rock and roll, Gotty» ajouta-t-il mentalement en trempant sa cuillère dans le plat. Valérie était très bien: elle écoutait avec attention, les yeux brillants, comme sous le charme. Elle voulut savoir où exactement en Provence, s'il trouvait souvent le temps de venir, etc. Elle-même avait pris un salmis d'étrillés aux fruits rouges. «Donc, poursuivit-elle sans changer de ton, vous seriez intéressé par le projet.
– Voyez-vous, dit-il d'un ton réfléchi, nous savons bien que le "tourisme de charme" – il avait légèrement buté sur l'expression – est une des motivations principales de nos compatriotes en vacances à l'étranger – et on les comprend, d'ailleurs, car quelle manière plus délicieuse de voyager ? Pourtant, et c'est assez curieux, aucun grand groupe, jusqu'à présent, ne s'est penché sérieusement sur la question – mis à part quelques tentatives, du reste tout à fait insuffisantes, à destination de la clientèle homosexuelle. Pour l'essentiel, aussi surprenant que ça puisse paraître, nous avons affaire à un marché vierge.
– Ça fait débat, je pense que les mentalités doivent encore évoluer…» intervint Jean-Yves tout en prenant conscience qu'il disait une connerie. «Des deux côtés du Rhin…» acheva-t-il misérablement. Rembke lui jeta un regard froid, tout à fait comme s'il le soupçonnait de se foutre de sa gueule; Jean-Yves replongea le nez dans son assiette en se promettant de se taire jusqu'à la fin du repas. De toute façon, Valérie s'en sortait à merveille. «Ne transposons pas les problèmes français à l'Allemagne…» dit-elle en croisant les jambes d'un mouvement ingénu. Rembke reporta son attention sur elle.
«Nos compatriotes, poursuivit-il, obligés de s'en remettre à eux-mêmes, sont souvent soumis à des intermédiaires d'une honnêteté douteuse. En général, le secteur reste marqué par le plus grand amateurisme – ce qui constitue un manque à gagner énorme pour l'ensemble de la profession.» Valérie acquiesça avec empressement. Le serveur apporta un saint-pierre rôti aux figues nouvelles.
«Votre projet, reprit-il après avoir jeté un coup d'œil à son plat, nous a également intéressés parce qu'il représente un véritable bouleversement par rapport à l'optique traditionnelle du séjour-club. Ce qui avait pu être une formule adaptée au début des années 70 ne correspond plus aux attentes du consommateur moderne. Les relations entre les êtres en Occident sont devenues plus difficiles – ce que, bien entendu, nous déplorons tous…» poursuivit-il avec un nouveau regard sur Valérie, qui décroisa les jambes avec un sourire.
Lorsque je rentrai du bureau, à six heures un quart, elle était déjà là. J'eus un mouvement de surprise: je crois que c'est la première fois que ça se produisait, depuis le début de notre vie commune. Elle était assise au fond du canapé, toujours en tailleur, les jambes légèrement écartées. Les yeux dans le vague, elle semblait songer à des choses heureuses et douces. Je l'ignorais à ce moment, mais j'assistais en quelque sorte à l'équivalent d'un orgasme sur le plan professionnel. «Ça a bien marché? interrogeai-je. – Plus que bien. Je suis rentrée juste après déjeuner, sans passer par le bureau; je ne voyais vraiment pas ce qu'on pouvait faire de plus pour la semaine. Non seulement il est intéressé par le projet, mais il a l'intention d'en faire un de ses produits phares, dès la saison d'hiver. Il est prêt à financer l'édition d'un catalogue, et une campagne de pub spécialement adaptés au public allemand. Il pense pouvoir assurer, à lui seul, le remplissage des clubs existants; il nous a même demandé si nous avions d'autres projets en construction. La seule chose qu'il souhaite en échange, c'est l'exclusivité sur son marché – l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et le Bénélux; il sait que nous sommes par ailleurs en contact avec Neckermann.
«J'ai pris un week-end, ajouta-t-elle; dans un centre de thalassothérapie à Dinard. Je crois que j'en ai besoin. On pourra faire aussi un saut chez mes parents.»
Le train partit de la gare Montparnasse une heure plus tard. Assez rapidement, au fil des kilomètres, la tension accumulée disparut – et elle redevint normale, c'est-à-dire plutôt sexuelle et joueuse. Les derniers immeubles de la grande banlieue disparaissaient dans le lointain; le TGV montait vers sa vitesse maximale, juste avant d'aborder la plaine du Hurepoix. Un reste de jour, une teinte rouge presque imperceptible, flottait en direction de l'ouest, au-dessus de la masse sombre des silos à grain. Nous étions dans un wagon de première classe aménagé en semi-compartiments; sur les tables qui séparaient nos sièges, les petites lampes jaunes étaient déjà allumées. De l'autre côté du couloir une femme d'une quarantaine d'années, BCBG et même plutôt classe, avec des cheveux blonds ramassés en chignon, feuilletait Madame Figaro. J'avais acheté le même journal, et je tentais sans grand succès de m'intéresser au cahier saumon. Depuis quelques années, je nourrissais l'idée théorique qu'il était possible de décrypter le monde, et de comprendre ses évolutions, en laissant de côté tout ce qui avait trait à l'actualité politique, aux pages société ou à la culture; qu'il était possible de se faire une image correcte du mouvement historique uniquement par la lecture des informations économiques et boursières. Je m'astreignais donc à la lecture quotidienne du cahier saumon du Figaro, parfois complété par des publications encore plus rébarbatives telles que Les Échos ou La Tribune Desfossés. Jusqu'à présent, ma thèse restait indécidable. Il était en effet possible que des informations historiques importantes se dissimulent à travers ces éditoriaux au ton mesuré et ces colonnes de chiffres; mais l'inverse pouvait également être vrai. La seule conclusion certaine à laquelle j'étais parvenu, c'est que, décidément, l'économie était effroyablement ennuyeuse. Levant les yeux d'un bref article qui tentait d'analyser la chute du Nikkei, je remarquai que Valérie avait recommencé à croiser et décroiser les jambes; son visage était traversé par un demi-sourire. «Descente aux enfers pour la bourse de Milan», lus-je encore avant de reposer le journal. J'eus une érection soudaine en découvrant qu'elle avait trouvé le moyen d'ôter sa culotte. Elle vint s'asseoir à mes côtés, se pelotonna contre moi. Enlevant sa veste de tailleur, elle la posa sur mes genoux. Je jetai un regard rapide sur ma droite: notre voisine semblait toujours plongée dans son magazine, plus précisément dans un article sur les jardins d'hiver. Elle-même portait un tailleur avec une jupe serrée, des bas noirs; elle faisait assez bourgeoise excitante, comme on dit. Glissant le bras sous son vêtement étalé, Valérie posa une main sur mon sexe; je ne portais qu'un pantalon de coton mince, la sensation était terriblement précise. La nuit, maintenant, était tout à fait tombée. Je me renfonçai dans mon siège, introduisis une main sous son chemisier. Écartant le soutien-gorge, j'entourai son sein droit de ma paume et commençai à exciter le téton du pouce et de l'index. À peu près à la hauteur du Mans, elle défit ma braguette. Ses mouvements maintenant étaient tout à fait explicites, j'étais persuadé que notre voisine ne perdait rien du manège. Il est à mon avis impossible de résister longtemps à une masturbation menée d'une main vraiment experte. Un peu avant Rennes j'éjaculai, sans parvenir à retenir un cri étouffé. «Il va falloir que je fasse nettoyer mon tailleur…» dit calmement Valérie. La voisine jeta un regard dans notre direction, sans dissimuler son amusement.