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Eucharistie était installée dans le canapé, elle lisait La vie mode d'emploi, de Georges Perec, en édition de poche; tout s'était bien passé. Elle accepta un verre de jus d'orange; il se servit lui-même un cognac. En général, lorsqu'il revenait, elle lui racontait leur journée, ce qu'ils avaient fait ensemble; cela durait quelques minutes avant qu'elle ne s'en aille. Cette fois encore, elle fit de même; en se resservant de cognac, il se rendit compte qu'il n'avait rien écouté. «Mon père est mort…» dit-il en même temps qu'il en reprenait conscience. Eucharistie s'arrêta net, le regarda avec hésitation; elle ne savait pas trop comment réagir, mais de toute évidence il avait réussi à capter son attention. «Mes parents n'ont pas été heureux ensemble…» poursuivit-il, et cette deuxième constatation était encore pire: elle semblait dénier son existence, le priver d'une certaine manière du droit à la vie. Il était le fruit d'une union malheureuse, mal assortie, de quelque chose qui aurait mieux fait de ne pas être, Il regarda avec inquiétude autour de lui: dans quelques mois tout au plus il allait quitter cet appartement, il ne reverrait plus ces rideaux ni ces meubles; tout semblait déjà s'effilocher, perdre de la consistance. Il aurait pu être dans le hall d'exposition d'un grand magasin, après la fermeture; ou dans la photo d'un catalogue, dans quelque chose de toute façon qui n'avait pas d'existence véritable. Il se leva en titubant, s'approcha d'Eucharistie, serra violemment dans ses bras le corps de la jeune fille. Il glissa une main sous son pulclass="underline" sa chair était vivante, réelle. Il reprit subitement conscience et s'immobilisa, gêné. Elle cessa de se débattre, elle aussi. Il la regarda droit dans les yeux, puis l'embrassa sur la bouche. Elle répondit à son baiser, poussa sa langue contre la sienne. Il glissa la main plus haut sous son pull, jusqu'à ses seins.

Ils firent l'amour sans un mot, dans la chambre; elle s'était déshabillée rapidement, puis s'était accroupie sur le lit pour qu'il la prenne. Même après avoir joui ils restèrent quelques minutes sans parler, et évitèrent ensuite de revenir sur le sujet. Elle lui raconta à nouveau sa journée, ce qu'elle avait fait avec les enfants; puis elle lui dit qu'elle ne pouvait pas rester dormir.

Ils recommencèrent plusieurs fois, à chaque fois qu'elle venait en fait, pendant les semaines suivantes. Il s'était plus ou moins attendu à ce qu'elle aborde la question de la légitimité de leurs rapports: après tout elle n'avait que quinze ans, et lui trente-cinq; il aurait pu, à l'extrême limite, être son père. Mais elle n'avait pas du tout l'air disposée à envisager les choses sous cet angle: sous quel angle, alors? Il finit par s'en rendre compte, dans un élan d'émotion et de gratitude: sous celui, tout simplement, du plaisir. Certainement son mariage l'avait déconnecté, lui avait fait perdre le contact; il avait tout simplement oublié que certaines femmes, dans certains cas, font l'amour pour le plaisir. Il n'était pas le premier homme d'Eucharistie, elle avait déjà eu un garçon l'année passée, un type de terminale qu'elle avait perdu de vue par la suite; mais il y avait des choses qu'elle ne connaissait pas, par exemple la fellation. La première fois il se retint, hésita à jouir dans sa bouche; mais très vite il s'aperçut qu'elle aimait ça, ou plutôt que ça l'amusait de sentir son sperme jaillir. Il n'avait aucun mal, en général, à l'amener à l'orgasme; il éprouvait de son côté un immense plaisir à sentir dans ses bras ce corps ferme et souple. Elle était intelligente, curieuse; elle s'intéressait à son travail et lui posait beaucoup de questions: elle avait à peu près tout ce qui manquait à Audrey. L'univers de l'entreprise était pour elle un monde inconnu, exotique, dont elle cherchait à connaître les coutumes; toutes ces questions, elles ne les aurait pas posées à son père – qui de toute façon n'aurait pas pu lui répondre, il travaillait dans un hôpital public. En somme leur relation, se disait-il avec une étrange sensation de relativisme, était une relation équilibrée. C'était quand même une chance qu'il n'ait pas eu de fille en premier; dans certaines conditions, il voyait difficilement comment – et, surtout, pourquoi - éviter l'inceste.

Trois semaines après leur première fois, Eucharistie lui annonça qu'elle avait, de nouveau, rencontré un garçon; dans ces conditions il valait mieux arrêter, enfin ça devenait plus difficile. Il en parut tellement désolé qu'elle lui proposa, la fois suivante, de continuer à lui faire des pipes. Il ne voyait pas très bien, à vrai dire, en quoi c'était moins grave ; mais il avait plus ou moins oublié, de toute façon, les sentiments de ses quinze ans. Ils parlaient assez longtemps, de choses et d'autres, après son retour; c'était toujours elle qui décidait du moment. Elle se déshabillait jusqu'à la taille, se laissait caresser les seins; puis il s'adossait au mur, elle s'agenouillait devant lui. Elle savait très précisément, par ses gémissements, deviner l'instant où il allait venir. Elle éloignait alors son visage; avec de petits mouvements précis elle orientait son éjaculation, parfois vers ses seins, parfois vers sa bouche. Elle avait à ces moments une expression joueuse, presque enfantine; en y repensant il se disait avec mélancolie qu'elle n'en était qu'au début de sa vie amoureuse, qu'elle allait faire le bonheur de nombreux amants; ils se seraient croisés, voilà tout, et c'était déjà une chance.

Le deuxième samedi, au moment où Eucharistie, les yeux mi-clos, la bouche grande ouverte, recommençait à le branler avec enthousiasme, il aperçut soudain, passant la tête par la porte du salon, son fils. H tressaillit, détourna le regard; lorsqu'il leva de nouveau les yeux, l'enfant avait disparu. Eucharistie ne s'était rendu compte de rien; elle passa la main entre ses cuisses, lui pressa délicatement les couilles. Il eut alors une étrange impression d'immobilité. Quelque chose lui apparut, comme la révélation d'une impasse. La confusion des générations était grande, et la filiation n'avait plus de sens. Il attira la bouche d'Eucharistie vers son sexe; sans se l'expliquer vraiment il sentait que c'était la dernière fois, et il avait besoin de sa bouche. Dès qu'elle eut refermé ses lèvres il jouit longuement, à plusieurs reprises, poussant sa bite jusqu'au fond de sa gorge, le corps parcouru de soubresauts. Puis elle leva les yeux vers lui; il garda les mains posées sur la tête de la jeune fille. Elle conserva son sexe dans sa bouche pendant deux à trois minutes, passant lentement la langue sur le gland, les yeux clos. Peu avant qu'elle ne reparte, il lui dit qu'ils ne recommenceraient plus. Il ne savait pas très bien pourquoi; si son fils parlait ça lui ferait sûrement du tort, au moment du jugement de divorce; mais il y avait autre chose, qu'il ne parvenait pas à analyser. Il me raconta tout cela une semaine plus tard, sur un ton d'autoaccusation assez pénible, en me demandant de ne rien révéler à Valérie. Il m'ennuyait un peu à vrai dire, je ne voyais absolument pas où était le problème; par pure amabilité je fis cependant semblant de m'y intéresser, de peser le pour et le contre, mais je ne croyais pas du tout à la situation, je me sentais un peu comme dans une émission de Mireille Dumas.

Sur le plan professionnel par contre tout allait bien, il me l'apprit avec satisfaction. Un problème avait failli se poser quelques semaines plus tôt, concernant le club en Thaïlande: pour répondre aux attentes des consommateurs sur cette destination, il fallait impérativement prévoir au moins un bar à hôtesses et un salon de massage; tout cela était un peu difficile à justifier, dans le cadre du devis de l'hôtel. Il téléphona à Gottfried Rembke. Le patron de TUI trouva rapidement une solution: il avait un partenaire sur place, un entrepreneur chinois installé à Phuket, qui pourrait s'occuper de construire un complexe de loisirs juste à côté de l'hôtel. Le voyagiste allemand semblait de très bonne humeur, apparemment les choses s'annonçaient bien. Début novembre, Jean-Yves reçut un exemplaire du catalogue destiné au public allemand; ils n'y étaient pas allés de main morte, constata-t-il aussitôt. Sur toutes les photos les filles locales étaient seins nus, portaient des strings minuscules ou des jupes transparentes; photographiées à la plage ou carrément dans les chambres elles souriaient d'un air aguicheur, passaient la langue sur leurs lèvres: il était à peu près impossible de s'y tromper. Un truc pareil, fit-il remarquer à Valérie, ne serait jamais passé en France. Il était curieux de constater, soliloqua-t-il, qu'à mesure qu'on s’approchait de l'Europe, que l'idée d'une fédération d'États devenait de plus en plus présente, on n'observait pourtant aucune uniformisation dans le domaine de la législation sur les mœurs. Alors que la prostitution était reconnue en Hollande et en Allemagne, qu'elle bénéficiait d'un statut, nombreux étaient ceux en France qui demandaient son abolition, voire une sanction des clients, comme cela se pratiquait en Suède. Valérie le considéra avec surprise: il était bizarre en ce moment, il se lançait de plus en plus souvent dans des méditations improductives, sans objet. Elle-même abattait un travail énorme, méthodiquement, avec une sorte de détermination froide; elle prenait fréquemment des décisions sans le consulter. Elle n'y était pas vraiment habituée, et parfois je la sentais égarée, hésitante; la direction générale n'intervenait pas, elle leur laissait une complète initiative. «Ils attendent, c'est tout, ils attendent de voir si on va réussir ou si on va se casser la gueule» me confia-t-elle un jour avec une rage rentrée. Elle avait raison, c'était l'évidence, je ne pouvais pas la contredire; c'était ainsi qu'était organisé le jeu.