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Moi-même, je ne voyais aucune objection à ce que la sexualité rentre dans le domaine de l'économie de marché. Il y avait beaucoup de manières d'obtenir de l'argent, honnêtes ou malhonnêtes, cérébrales ou au contraire brutalement physiques. On pouvait obtenir de l'argent par son intelligence, son talent, par sa force ou son courage, ou même par sa beauté; on pouvait aussi l'obtenir par un banal coup de chance. Le plus souvent l'argent vous venait par héritage, comme c'était mon cas; le problème était alors reporté à la génération précédente. Des gens très différents avaient obtenu de l'argent sur cette terre: d'anciens sportifs de haut niveau, des gangsters, des artistes, des mannequins, des acteurs; un grand nombre d'entrepreneurs et de financiers habiles; quelques techniciens aussi, plus rarement, quelques inventeurs. L'argent s'obtenait parfois mécaniquement, par accumulation pure; ou, au contraire, par un coup d'audace couronné de succès. Tout cela n'avait guère de sens, mais reflétait une grande diversité. À l'opposé, les critères du choix sexuel étaient exagérément simples: ils se réduisaient à la jeunesse et la beauté physique. Ces caractéristiques avaient certes un prix, mais pas un prix infini. La situation était bien sûr différente dans les précédents siècles, au temps où la sexualité était quand même essentiellement liée à la reproduction. Pour maintenir la valeur génétique de l'espèce, l'humanité devait alors tenir le plus grand compte des critères de santé, de force, de jeunesse, de vigueur physique – dont la beauté n'était qu'une synthèse pratique. Aujourd'hui, la donne avait changé: la beauté gardait toute sa valeur, mais il s'agissait d'une valeur monnayable, narcissique. Si décidément la sexualité devait rentrer dans le secteur des biens d'échange, la meilleure solution était sans aucun doute de faire appel à l'argent, ce médiateur universel qui permettait déjà d'assurer une équivalence précise à l'intelligence, au talent, à la compétence technique; qui avait déjà permis d'assurer une standardisation parfaite des opinions, des goûts, des modes de vie. Contrairement aux aristocrates, les riches ne prétendaient nullement être d'une nature différente du reste de la population; ils prétendaient simplement être plus riches. D'essence abstraite, l'argent était une notion où n'intervenait ni la race, ni l'apparence physique, ni l'âge, ni l'intelligence ou la distinction – ni rien d'autre, en réalité, que l'argent. Mes ancêtres européens avaient travaillé dur, pendant plusieurs siècles; ils avaient entrepris de dominer, puis de transformer le monde, et dans une certaine mesure ils avaient réussi. Ils l'avaient fait par intérêt économique, par goût du travail, mais aussi parce qu'ils croyaient à la supériorité de leur civilisation: ils avaient inventé le rêve, le progrès, l'utopie, le futur. Cette conscience d'une mission civilisatrice s'était évaporée, tout au long du xxe siècle. Les Européens, du moins certains d'entre eux, continuaient à travailler, et parfois à travailler dur, mais ils le faisaient par intérêt, ou par attachement névrotique à leur tâche; la conscience innocente de leur droit naturel à dominer le monde, et à orienter son histoire, avait disparu. Conséquence des efforts accumulés, l'Europe demeurait un continent riche; ces qualités d'intelligence et d'acharnement qu'avaient manifestées mes ancêtres, je les avais de toute évidence perdues. Européen aisé, je pouvais acquérir à moindre prix, dans d'autres pays, de la nourriture, des services et des femmes; Européen décadent, conscient de ma mort prochaine, et ayant pleinement accédé à l'égoïsme, je ne voyais aucune raison de m'en priver. J'étais cependant conscient qu'une telle situation n'était guère tenable, que des gens comme moi étaient incapables d'assurer la survie d'une société, voire tout simplement indignes de vivre. Des mutations surviendraient, survenaient déjà, mais je n'arrivais pas à me sentir réellement concerné; ma seule motivation authentique consistait à me tirer de ce merdier aussi rapidement que possible. Le mois de novembre était froid, maussade; je ne lisais plus tellement Auguste Comte, ces derniers temps. Ma grande distraction, pendant les absences de Valérie, consistait à observer le mouvement des nuages par la baie vitrée. D'immenses bancs d'étourneaux se formaient, en fin d'après-midi, au-dessus de Gentilly, et décrivaient dans le ciel des plans inclinés et des spirales; j'étais assez tenté de leur donner un sens, de les interpréter comme l'annonce d'une apocalypse.

13

Un soir, je rencontrai Lionel en sortant de mon travail; je ne l'avais pas revu depuis le circuit Tropic Thaï, presque un an auparavant. Curieusement, pourtant, je le reconnus tout de suite. J'étais un peu surpris qu'il m'ait fait une si forte impression; je n'avais même pas le souvenir, à l'époque, de lui avoir adressé la parole.

Ça allait bien, me dit-il. Un gros disque de coton recouvrait son œil droit. Il avait eu un accident du travail, quelque chose avait explosé; mais ça allait, on l'avait soigné à temps, il recouvrerait 50 % de la vision de son œil. Je l'invitai à prendre un verre dans un café près du Palais-Royal. Je me demandais si, le cas échéant, je reconnaîtrais aussi bien Robert, Josiane, les autres membres du groupe; probablement, oui. C'était une pensée légèrement affligeante; ma mémoire se remplissait, en permanence, d'informations à peu près complètement inutiles. Être humain, j'étais particulièrement compétent dans la reconnaissance et le stockage des images d'autres humains. Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme même. La raison pour laquelle j'avais invité Lionel ne m'apparaissait pas clairement; la conversation allait s'enliser, de toute évidence. Pour la soutenir un peu, je lui demandai s'il avait eu l'occasion de retourner en Thaïlande. Non, et ce n'était pas l'envie qui lui manquait, mais le voyage était malheureusement un peu cher. Avait-il revu d'autres participants? Non, aucun. Je lui appris alors que j'avais revu Valérie, dont il se souvenait peut-être, et que nous en étions même venus à vivre ensemble. Il parut heureux d'apprendre la nouvelle; décidément, nous lui avions fait bonne impression. Il n'avait pas l'occasion de voyager beaucoup, me dit-il; et ces vacances en Thaïlande, en général, étaient un de ses meilleurs souvenirs. Je commençais à être ému par sa simplicité, son désir naïf de bonheur. C'est alors que j'eus un mouvement qu'en y repensant, aujourd'hui encore, je suis tenté de qualifier de bon. Je ne suis pas bon, dans l'ensemble, ce n'est pas un des traits de mon caractère. L'humanitaire me dégoûte, le sort des autres m'est en général indifférent, je n'ai même pas le souvenir d'avoir jamais éprouvé un quelconque sentiment de solidarité. Toujours est-il que, ce soir-là, j'expliquai à Lionel que Valérie travaillait dans le tourisme, que sa société s'apprêtait à ouvrir un nouveau club à Krabi, et que je pouvais facilement lui obtenir une semaine de séjour avec une réduction de 50%. C'était évidemment une invention complète; mais j'avais déjà décidé de payer la différence. Peut-être est-ce que je cherchais, dans une certaine mesure, à faire le malin; mais il me semble aussi avoir éprouvé le désir sincère qu'il puisse à nouveau, ne serait-ce qu'une semaine dans sa vie, connaître le plaisir entre les mains expertes des jeunes prostituées thaïes.