Lorsque je lui racontai la rencontre, Valérie me regarda avec une certaine perplexité; elle-même n'avait aucun souvenir de Lionel. C'était bien le problème de ce garçon, ce n'était pas un mauvais type, mais il n'avait aucune personnalité: il était trop réservé, trop humble, on avait du mal à en garder un quelconque souvenir. «Bon… dit-elle, enfin si ça te fait plaisir; il n'aura même pas besoin de payer 50% d'ailleurs, j'allais t'en parler, je vais avoir des invitations pour la semaine de l'inauguration, ça tombera le 1er janvier.» Je rappelai Lionel le lendemain pour lui annoncer que son séjour serait gratuit; cette fois c'était trop, il n'arrivait pas à me croire, j'eus même un peu de mal à le persuader d'accepter.
Le même jour, je reçus la visite d'une jeune artiste venue me présenter son travail. Elle s'appelait Sandra Heksjtovoian, quelque chose comme ça, un nom de toute façon que je n'allais pas réussir à mémoriser; si j'avais été son agent, je lui aurais conseillé de prendre Sandra Hallyday. C'était une fille toute jeune, en pantalon et en tee-shirt, assez banale, avec un visage un peu rond, des cheveux bouclés courts; elle sortait des Beaux-Arts de Caen. Elle travaillait uniquement sur son corps, m'expliqua-t-elle; je la regardai avec inquiétude pendant qu'elle ouvrait sa serviette. J'espérais qu'elle n'allait pas me sortir des photos de chirurgie esthétique des orteils, ou quoi que ce soit d'approchant, j'en avais un peu soupe de ces histoires. Mais non, elle me tendit juste des cartes postales qu'elle avait fait réaliser, avec l'empreinte de sa chatte trempée dans différentes peintures de couleur. Je choisis une turquoise et une mauve; je regrettais un peu de ne pas avoir apporté de photos de ma bite en échange. C'était bien sympathique tout cela, mais enfin d'après mon souvenir Yves Klein avait déjà réalisé des choses similaires, il y a plus de quarante ans; j'allais avoir du mal à défendre son dossier. Bien sûr, bien sûr, convint-elle, il fallait prendre ça comme un exercice de style. Elle sortit alors d'un emballage en carton une pièce plus complexe composée de deux roues de taille inégale reliées par un mince ruban de caoutchouc; une manivelle permettait l'entraînement du dispositif. Le ruban de caoutchouc était recouvert de petites protubérances plastiques, plus ou moins pyramidales. J'actionnai la manivelle, passai un doigt sur le ruban en mouvement; cela occasionnait une sorte de frottement, pas désagréable. «Ce sont des moulages de mon clitoris», expliqua la fille; je retirai mon doigt aussitôt. «J'ai pris des photos avec un endoscope au moment de l'érection, puis j'ai mis le tout sur ordinateur. Avec un logiciel 3D j'ai reconstitué le volume, j'ai modelé le tout en ray-tracing, puis j'ai envoyé les coordonnées de la pièce à l'usine.» J'avais l'impression qu'elle se laissait un peu dominer par les considérations techniques. J'actionnai de nouveau la manivelle, plutôt machinalement. «On a envie d'y toucher, hein? poursuivit-elle avec satisfaction. J'avais envisagé de le relier à une résistance, pour permettre l'allumage d'une ampoule. Qu'est-ce que vous en pensez?» En réalité je n'étais pas pour, ça me paraissait nuire à la simplicité du concept. Elle était assez sympa, cette fille, pour une artiste contemporaine; j'avais assez envie de lui proposer d'aller partouzer un soir, j'étais sûr qu'elle se serait bien entendue avec Valérie. Je me rendis compte juste à temps que, dans ma position, ça risquait d'être assimilé à du harcèlement sexuel ; je considérai le dispositif avec découragement. «Vous savez, dis-je, je m'occupe surtout de l'aspect comptable des projets. Pour ce qui est des aspects esthétiques, il vaut mieux prendre rendez-vous avec mademoiselle Durry.» Je lui notai sur une carte de visite le nom et le numéro de poste de Marie-Jeanne; après tout elle devait être compétente, dans ces histoires de clitoris. La fille parut un peu décontenancée, mais me tendit quand même un petit sachet rempli de pyramides en plastique. «Je vous donne quelques moulages, dit-elle, ils m'en ont fait beaucoup à l'usine.» Je la remerciai, la raccompagnai jusqu'à l'entrée du service. Avant de la quitter, je lui demandai si les moulages étaient de taille réelle. Naturellement, me dit-elle, ça faisait partie de sa démarche.
Le soir même, j'examinai avec attention le clitoris de Valérie. Je n'y avais jamais au fond prêté une attention très précise; lorsque je la caressais ou la léchais c'était en fonction d'un schéma global, j'avais mémorisé la position, les angles, le rythme des mouvements à adopter; mais, là, j'examinai très longuement le petit organe qui palpitait sous mes yeux. «Qu'est-ce que tu fais? demanda-t-elle, surprise, après être restée cinq minutes les jambes écartées. – C'est une démarche artistique…» dis-je en donnant un petit coup de langue pour calmer son impatience. Dans le moulage de la fille, il manquait évidemment le goût et l'odeur; mais sinon il y avait une ressemblance, c'était indiscutable. Mon examen terminé j'écartai des deux mains la chatte de Valérie, lui léchai le clitoris par petits coups de langue très précis. Était-ce l'attente qui avait exacerbé son désir? des mouvements plus précis et plus attentionnés de ma part? Toujours est-il qu'elle jouit presque tout de suite. Au fond, me dis-je, cette Sandra était plutôt une bonne artiste; son travail incitait à porter un regard neuf sur le monde.
14
Dès le début décembre il fut évident que les clubs Aphrodite allaient être un carton, et probablement un carton historique. Novembre est traditionnellement, dans l'industrie du tourisme, le mois le plus dur. En octobre, on a encore quelques départs d'extrême arrière-saison; en décembre, la période des fêtes prend le relais; mais rares, très rares sont ceux qui songent à prendre des vacances en novembre, hormis quelques seniors particulièrement avisés et endurcis. Or, les premiers résultats qui parvenaient de l'ensemble des clubs étaient excellents: la formule avait connu un succès immédiat, on pouvait même parler de ruée. Je dînai avec Jean-Yves et Valérie le soir de l'arrivée des premiers chiffres; il me regardait presque bizarrement, tant les résultats étaient supérieurs à ses espérances: sur l'ensemble du mois le taux d'occupation des clubs avait dépassé 95 %, quelle que soit la destination. «Oui, le sexe… dis-je avec embarras. Les gens ont besoin de sexe, c'est tout, seulement ils n'osent pas l'avouer.» Tout cela inclinait à la réflexion, presque au silence; le serveur apporta les antipasti. «L'inauguration de Krabi, ça va être incroyable… poursuivit Jean-Yves. Rembke m'a téléphoné, tout est booké depuis trois semaines. Ce qui est encore mieux c'est qu'il n'y a rien dans les médias, pas une ligne. Un succès discret, à la fois massif et confidentiel; exactement ce qu'on recherchait.» Il s'était enfin décidé à louer un studio, et à quitter sa femme; il n'aurait les clefs que le 1er janvier, mais ça allait mieux, je le sentais déjà plus détendu. Il était relativement jeune, beau et franchement riche: tout cela n'aide pas forcément à vivre, je m'en rendais compte avec un peu d'effarement; mais cela aide, au moins, à susciter le désir chez les autres. Je n'arrivais toujours pas à comprendre son ambition, l'acharnement qu'il mettait à réussir sa carrière. Ce n'était pas pour l'argent, je ne crois pas: il payait des impôts élevés, et n'avait aucun goût de luxe. Ce n'était pas non plus par dévouement pour l'entreprise, ni plus généralement par altruisme: on pouvait difficilement voir dans le développement du tourisme mondial l'équivalent d'une cause noble. Son ambition, existant par elle-même, ne pouvait être ramenée à aucune autre cause: elle était sans doute assimilable au désir de construire quelque chose, plutôt qu'à l'appétit de pouvoir ou à l'esprit de compétition – je ne l'avais jamais entendu parler de la carrière de ses anciens camarades d'HEC, et je ne crois pas qu'il s'en préoccupait le moins du monde. Il s'agissait en somme d'une motivation respectable, la même qui expliquait l'ensemble du développement de la civilisation humaine. La gratification sociale qui lui était accordée consistait en un haut salaire; sous d'autres régimes elle aurait pu se matérialiser par un titre de noblesse, ou par des privilèges comme ceux qui étaient accordés aux membres de la nomenklatura ; je n'ai pas l'impression que cela aurait changé grand-chose. En réalité, Jean-Yves travaillait parce qu'il avait le goût du travail; c'était à la fois mystérieux et limpide.