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Mon verre de Saint-Estèphe à la main, je m'assis sur une banquette pour regarder les étoiles. L'année 2002 marquerait l'entrée de la France dans l'union monétaire européenne, entre autres choses: il y aurait également le Mundial, l'élection présidentielle, différents événements médiatiques de grande ampleur. Les pitons rocheux de la baie étaient éclairés par la lune; je savais qu'il y aurait un feu d'artifice à minuit. Quelques minutes plus tard, Valérie vint s'asseoir à mes côtés. Je l'enlaçai, posai ma tête sur son épaule; je distinguais à peine les traits de son visage, mais je reconnaissais l'odeur, la texture de la peau. Au moment où la première fusée éclata, je m'aperçus que sa robe verte, légèrement transparente, était la même qu'elle portait, un an auparavant, lors du réveillon à Koh Phi Phi; j'en éprouvai une émotion étrange, au moment où elle posait ses lèvres sur les miennes, comme un renversement de l'ordre du monde. Curieusement, et sans l'avoir le moins du monde mérité, j'avais eu une seconde chance. C'est très rare, dans la vie, d'avoir une seconde chance; c'est contraire à toutes les lois. Je la serrai dans mes bras avec violence, gagné par une subite envie de pleurer.

15

Si donc l'amour ne peut dominer, comment l'esprit régnerait-il? Toute suprématie pratique appartient à l'activité.

Auguste Comte

Le bateau filait sur l'immensité turquoise, et je n'avais pas à m'inquiéter de la succession de mes gestes. Nous étions partis tôt, en direction de Koh Maya, longeant des affleurements coralliens et d'immenses pitons calcaires. Certains d'entre eux avaient la forme d'un anneau, on pouvait accéder au lagon central en suivant un étroit chenal creusé dans le roc. À l'intérieur des îlots l'eau était immobile, d'un vert émeraude. Le pilote coupait le moteur. Valérie me regardait, nous restions sans parler ni faire un geste; les instants s'écoulaient dans un silence absolu.

Il nous déposa sur l'île de Koh Maya, dans une baie protégée par de hautes parois de pierre. La plage s'étendait au bas des falaises, mince et incurvée, sur une centaine de mètres. Le soleil était haut dans le ciel, il était déjà onze heures. Le pilote relança son moteur et repartit en direction de Krabi; il devait revenir nous chercher en fin d'après-midi. Dès qu'il eut passé l'entrée de la baie, le vrombissement s'éteignit.

À part dans l'acte sexuel, il y a peu de moments dans la vie où le corps exulte du simple bonheur de vivre, est rempli de joie par le simple fait de sa présence au monde; ma journée du 1er janvier fut tout entière remplie de ces moments. Je n'ai pas d'autre souvenir que cette plénitude. Nous nous sommes probablement baignés, nous avons dû nous chauffer au soleil et faire l'amour. Je ne crois pas que nous ayons parlé, ni exploré l'île. Je me souviens de l'odeur de Valérie, du goût du sel qui séchait sur son sexe; je me souviens de m'être endormi en elle, et d'avoir été réveillé par ses contractions.

Le bateau revint nous chercher à cinq heures. Sur la terrasse de l'hôtel, qui dominait la baie, je pris un Campari, et Valérie un Maï Thaï. Les pitons calcaires paraissaient presque noirs dans la lumière orange. Les derniers baigneurs revenaient, une serviette à la main. À quelques mètres du rivage, enlacés dans l'eau tiède, un couple faisait l'amour. Les rayons du soleil couchant frappaient le toit doré d'une pagode, à mi-hauteur. Dans l'atmosphère paisible, une cloche tinta à plusieurs reprises. C'est une coutume bouddhiste, lorsqu'on a accompli un bienfait ou une action méritoire, de commémorer l'acte en faisant sonner la cloche d'un temple; c'est une religion joyeuse que celle qui fait résonner l'atmosphère du témoignage humain des bienfaits.

«Michel… dit Valérie après un long silence, en me regardant droit dans les yeux. J'ai envie de rester ici.

– Qu'est-ce que tu veux dire?

– De rester ici définitivement. J'y ai pensé en revenant cette après-midi: c'est possible. Il suffit que je sois nommée responsable du village. J'ai le diplôme pour ça, et les compétences nécessaires.» Je la regardai sans rien dire; elle posa sa main sur la mienne.

«Seulement, il faudrait que tu acceptes de quitter ton travail. Tu serais d'accord?

– Oui.» J'ai dû répondre en moins d'une seconde, sans un soupçon d'hésitation; je n'avais jamais eu de décision si facile à prendre.

Nous aperçûmes Jean-Yves au moment où il sortait du salon de massage. Valérie lui fit signe, il vint s'asseoir à notre table; elle lui exposa aussitôt son projet. «Eh bien… dit-il avec hésitation, je suppose que ça peut se faire. Évidemment Aurore va être un peu surpris, parce que c'est une rétrogradation que tu demandes. Ton salaire va être au moins divisé par deux; ce n'est pas possible de faire autrement, par rapport aux autres.

– Je sais, dit-elle. Je m'en fous.»

Il la regarda à nouveau, dodelinant de la tête avec surprise. «Si c'est ton choix… fit-il, si c'est ce que tu veux… Après tout, dit-il comme s'il en prenait conscience, c'est moi qui dirige les Eldorador; j'ai le droit de nommer les chefs de village comme je veux.

– Donc, tu serais d'accord?

– Oui… Oui, je ne peux pas t'en empêcher.»

C'est une sensation curieuse, de sentir sa vie qui bascule; il suffit de rester là, sans rien faire, d'éprouver la sensation du basculement. Pendant tout le repas je demeurai silencieux, pensif, à tel point que Valérie finit par s'inquiéter.

«Tu es sûr que c'est ce que tu veux? demanda-t-elle. Tu es sûr que tu ne regretteras pas la France?

– Non, je ne regretterai rien.

– Il n'y a pas de distractions ici, pas de vie culturelle.»

J'en étais conscient; pour autant que j'aie eu l'occasion d'y réfléchir, la culture me paraissait une compensation nécessaire liée au malheur de nos vies. On aurait peut-être pu imaginer une culture d'un autre ordre, liée à la célébration et au lyrisme, qui se serait développée au milieu d'un état de bonheur; je n'en étais pas certain, et ça me paraissait une considération bien théorique, qui ne pouvait plus vraiment avoir d'importance pour moi.

«Il y a TV5…» dis-je avec indifférence. Elle sourit; TV5 était quand même une des plus mauvaises chaînes du monde, c'était connu. «Tu es sûr que tu ne vas pas t'ennuyer?» insista-t-elle.

Dans ma vie j'avais connu la souffrance, l'oppression, l'angoisse; je n'avais jamais connu l'ennui. Je ne voyais aucune objection à l'éternelle, à l'imbécile répétition du même. Bien entendu, je n'avais pas l'illusion de pouvoir en arriver là; je savais que le malheur est robuste, qu'il est ingénieux et tenace; mais c'était en tout cas une perspective qui ne m'inspirait pas la moindre inquiétude. Enfant, je pouvais passer des heures à compter les brins de trèfle dans une prairie: jamais, en plusieurs années de recherche, je n'avais trouvé de trèfle à quatre feuilles; je n'en éprouvais aucune déception, ni aucune amertume; à vrai dire, j'aurais aussi bien pu compter les brins d'herbe: tous ces brins de trèfle, avec leurs trois feuilles, me paraissaient éternellement identiques, éternellement splendides. Un jour, à l'âge de douze ans, j'étais monté au sommet d'un pylône électrique en haute montagne. Pendant toute l'ascension, je n'avais pas regardé à mes pieds. Arrivé en haut, sur la plateforme, il m'avait paru compliqué et dangereux de redescendre. Les chaînes de montagnes s'étendaient à perte de vue, couronnées de neiges éternelles. Il aurait été beaucoup plus simple de rester sur place, ou de sauter. J'avais été retenu, in extremis, par la pensée de l'écrasement; mais, sinon, je crois que j'aurais pu jouir éternellement de mon vol.