– Eh bien…» Il réfléchit. «Effectivement, je crois que, jusqu'à présent, c'était surtout Audrey qui le dépensait.
– Audrey est une conne, rétorqua-t-elle, impitoyable. Heureusement, tu vas divorcer. C'est la décision la plus intelligente que tu aies jamais prise.
– C'est vrai, au fond elle est très conne…» répondit-il sans gêne. Il sourit, hésita un instant. «Tu es quand même une fille bizarre, Valérie.
– Ce n'est pas moi qui suis bizarre, c'est le monde autour de moi. Est-ce que tu as vraiment envie de t'acheter un cabriolet Ferrari? Une maison de week-end à Deauville – qui sera, de toute façon, cambriolée? De travailler quatre-vingt-dix heures par semaine jusqu'à l'âge de soixante ans? De payer la moitié de ton salaire en impôts pour financer des opérations militaires au Kosovo ou des plans de sauvetage des banlieues? On est bien, ici; il y a ce qu'il faut pour vivre. La seule chose que puisse t'offrir le monde occidental, c'est des produits de marque. Si tu crois aux produits de marque, alors tu peux rester en Occident; sinon, en Thaïlande, il y a d'excellentes contrefaçons.
– C'est ta position qui est bizarre; tu as travaillé pendant des années au milieu du monde occidental, sans jamais croire à ses valeurs.
– Je suis une prédatrice, répondit-elle calmement. Une petite prédatrice, gentille – je n'ai pas de gros besoins; mais si j'ai travaillé jusqu'à présent c'était uniquement pour le fric; maintenant, je vais commencer à vivre. Ce que je ne comprends pas, c'est les autres: qu'est-ce qui t'empêche, toi, par exemple, de venir vivre ici? Tu pourrais parfaitement épouser une Thaïe: elles sont jolies, gentilles, elles font bien l'amour; il y en a même qui parlent un peu français.
– Eh bien… Il hésita à nouveau. Jusqu'à présent, je préfère changer de fille tous les soirs.
– Ça te passera. De toute façon, rien ne t'empêchera de retourner dans les salons de massage une fois marié; c'est même fait pour ça.
– Je sais bien. Je crois… Au fond, je crois que j'ai toujours eu du mal à prendre des décisions importantes, dans ma vie.»
Un peu gêné par cet aveu, il se retourna de mon côté: «Et toi, Michel, qu'est-ce que tu vas faire ici?»
La réponse la plus proche de la réalité était sans doute quelque chose comme: «Rien»; mais c'est toujours difficile à expliquer, ce genre de choses, à quelqu'un d'actif. «La cuisine…» répondit Valérie à ma place. Je me tournai vers elle, surpris. «Si, si, insista-t-elle, j'ai remarqué, ça te prend de temps en temps, tu as des velléités créatrices dans ce domaine. Ça tombe bien, moi je n'aime pas ça; je suis sûr qu'ici tu vas t'y mettre.»
Je goûtai une cuillerée de mon curry de poulet aux piments verts; effectivement, on pouvait envisager quelque chose avec des mangues. Jean-Yves hochait la tête, pensif. Je posai mon regard sur Valérie: c'était une bonne prédatrice, plus intelligente et acharnée que moi-même; et elle m'avait choisi pour partager sa tanière. On peut supposer que les sociétés reposent sinon sur une volonté commune, du moins sur un consensus – parfois qualifié de consensus mou, dans les démocraties occidentales, par certains éditorialistes aux positions politiques très tranchées. De tempérament moi-même assez mou, je n'avais rien fait pour altérer ce consensus; l'idée de volonté commune me paraissait moins évidente. Selon Emmanuel Kant, la dignité humaine consiste à n'accepter d'être soumis à des lois que dans la mesure où on peut se considérer en même temps comme législateur; jamais une fantaisie aussi étrange ne m'avait traversé l'esprit. Non seulement je ne votais pas, mais je n'avais jamais considéré les élections comme autre chose que comme d'excellents shows télévisés – dans lesquels mes acteurs préférés, à vrai dire, étaient les politologues; Jérôme Jaffré, en particulier, faisait mes délices. Être responsable politique m'apparaissait comme un métier difficile, technique, usant; j'acceptais bien volontiers de déléguer mes pouvoirs quelconques. Dans ma jeunesse j'avais rencontré des militants, qui estimaient nécessaire de faire évoluer la société dans telle ou telle direction; je n'avais éprouvé pour eux ni sympathie, ni estime. J'avais même, progressivement, appris à m'en défier: leur manière de s'intéresser à des causes générales, de considérer la société comme s'ils en étaient partie prenante avait quelque chose de louche. Qu'avais-je, pour ma part, à reprocher à l'Occident? Pas grand-chose, mais je n'y étais pas spécialement attaché (et j'arrivais de moins en moins à comprendre qu'on soit attaché à une idée, un pays, à autre chose en général qu'à un individu). La vie était chère en Occident, il y faisait froid; la prostitution y était de mauvaise qualité. Il était difficile de fumer dans les lieux publics, presque impossible d'acheter des médicaments et des drogues; on travaillait beaucoup, il y avait des voitures et du bruit, et la sécurité dans les lieux publics était très mal assurée. En somme, cela faisait pas mal d'inconvénients. Je pris soudain conscience avec gêne que je considérais la société où je vivais à peu près comme un milieu naturel – disons une savane, ou une jungle – aux lois duquel j'aurais dû m'adapter. L'idée que j'étais solidaire de ce milieu ne m'avait jamais effleuré; c'était comme une atrophie chez moi, une absence. Il n'était pas certain que la société puisse survivre très longtemps avec des individus dans mon genre; mais je pouvais survivre avec une femme, m'y attacher, essayer de la rendre heureuse. Au moment où je jetais, de nouveau, un regard reconnaissant à Valérie, j'entendis sur la droite une espèce de déclic. Je perçus alors un bruit de moteur venant de la mer, aussitôt coupé. À l'avant de la terrasse, une grande femme blonde se leva en poussant un hurlement. Il y eut alors une première rafale, un crépitement bref. Elle se retourna vers nous, portant les mains à son visage: une balle avait atteint son œil, son orbite n'était plus qu'un trou sanglant; puis elle s'effondra sans un bruit. Je distinguai alors les assaillants, trois hommes enturbannés qui progressaient rapidement dans notre direction, une mitraillette à la main. Une deuxième rafale éclata, un peu plus longue; les bruits de vaisselle et de verre brisé se mêlèrent aux cris de douleur. Pendant quelques secondes, nous avons dû être complètement paralysés; rares étaient ceux qui pensaient à se protéger sous les tables. À mes côtés Jean-Yves poussa un cri bref, il venait d'être atteint au bras. Je vis alors Valérie glisser très doucement de sa chaise et s'affaisser sur le sol. Je me précipitai vers elle et l'entourai de mes bras. À partir de ce moment, je ne vis plus rien. Les rafales de mitraillette se succédaient, dans un silence uniquement troublé par l'explosion des verres; cela me parut interminable. L'odeur de poudre était très forte. Puis le silence revint. Je m'aperçus alors que ma main gauche était couverte de sang; Valérie avait dû être touchée, à la poitrine ou à la gorge. Le réverbère à côté de nous avait été détruit, l'obscurité était presque totale. Jean-Yves, allongé à un mètre de moi, tenta de se relever et poussa un grognement. À ce moment, venant de la direction du centre de loisirs, il y eut une explosion énorme, qui déchira l'espace, se répercuta longuement dans la baie. J'eus d'abord l'impression que mes tympans avaient éclaté; pourtant, quelques secondes plus tard, au milieu de mon étourdissement, je perçus un concert de cris effroyables, de véritables hurlements de damnés.
Les secours arrivèrent dix minutes plus tard, ils venaient de Krabi; ils se dirigèrent d'abord vers le centre de loisirs. La bombe avait explosé au milieu du Crazy Lips, le bar le plus important, en pleine heure d'affluence; elle avait été dissimulée dans un sac de sport laissé à proximité de la piste. C'était un dispositif artisanal mais très puissant, à base de dynamite, actionné par un réveil; le sac avait été bourré de boulons et de clous. Sous la violence de l'impact, les murs de briques légères qui séparaient le bar des autres établissements avaient été soufflés; certaines des poutrelles métalliques qui soutenaient l'ensemble avaient cédé sous le choc, le toit menaçait de s'effondrer. La première chose que firent les sauveteurs, face à l'ampleur de la catastrophe, fut d'appeler des secours. Devant l'entrée du bar une danseuse rampait sur le sol, toujours vêtue de son bikini blanc, les bras sectionnés à la hauteur du coude. Près d'elle, un touriste allemand assis au milieu des gravats soutenait les intestins qui s'échappaient de son ventre; sa femme était allongée près de lui, la poitrine ouverte, les seins à demi arrachés. À l'intérieur du bar stagnait une fumée noirâtre; le sol était glissant, couvert du sang qui jaillissait des corps humains et des organes tranchés. Plusieurs agonisants, les bras ou les jambes sectionnés, tentaient de ramper vers la sortie, laissant derrière eux une traînée sanglante. Les boulons et les clous avaient crevé des yeux, arraché des mains, déchiqueté des visages. Certains corps humains avaient littéralement éclaté de l'intérieur, leurs membres et leurs viscères jonchaient le sol sur plusieurs mètres.