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Lorsque les secours arrivèrent sur la terrasse, je tenais toujours Valérie serrée dans mes bras; son corps était tiède. Deux mètres devant moi une femme gisait sur le sol, son visage couvert de sang était constellé d'éclats de verre. D'autres étaient restés assis sur leurs sièges, la bouche grande ouverte, immobilisés par la mort. Je poussai un cri en direction des sauveteurs: deux infirmiers s'approchèrent aussitôt, saisirent délicatement Valérie, la déposèrent sur une civière. Je tentai de me relever, puis retombai en arrière; ma tête heurta le sol. J'entendis alors, très distinctement, quelqu'un dire en français: «Elle est morte».

Troisième partie PATTAYA BEACH

1

C'était la première fois depuis très longtemps que je me réveillais seul. L'hôpital de Krabi était un petit bâtiment clair; un médecin vint me rendre visite dans le milieu de la matinée. Il était français, et appartenait à Médecins du Monde; l'organisation était arrivée sur place le lendemain de l'attentat. C'était un homme d'une trentaine d'années, un peu voûté, à l'expression soucieuse. Il m'apprit que j'avais dormi pendant trois jours. «Enfin, vous n'avez pas réellement dormi, se reprit-il. Parfois vous aviez l'air éveillé, nous vous avons parlé à plusieurs reprises; mais c'est la première fois que nous réussissons à établir le contact.» Établir le contact, me dis-je. Il m'apprit aussi que le bilan de l'attentat était terrible: pour l'instant, il s'élevait à cent dix-sept morts; c'était l'attentat le plus meurtrier qui ait jamais eu lieu en Asie. Quelques blessés étaient encore dans un état extrêmement critique, on les avait jugés intransportables; Lionel en faisait partie, il avait eu les deux jambes arrachées, et avait reçu un éclat de métal au creux du ventre; ses chances de survie étaient infîmes. Les autres blessés graves avaient été transportés au Bumrungrad Hospital, à Bangkok. Jean-Yves n'avait été que légèrement atteint, son humérus avait été fracturé par une balle; on avai pu le soigner sur place. Moi-même je n'avais absolument rien, pas une égratignure. «Quant à votre amie, conclut le docteur, son corps a déjà été rapatrié en France. J'ai eu ses parents au téléphone: elle sera inhumée en Bretagne.»

Il se tut; il attendait probablement que je dise quelque chose. Il m'observait du coin de l'œil; il avait l'air de plus en plus soucieux.

Vers midi, une infirmière apparut avec un plateau; elle le remporta une heure plus tard. Elle me dit que je devais recommencer à manger, que c'était indispensable.

Jean-Yves vint me rendre visite en milieu d'après-midi. Lui aussi me regardait bizarrement, un peu en coin. Il me parla surtout de Lionel; il était en train de mourir maintenant, ce n'était plus qu'une question d'heures. Il avait beaucoup demandé Kim. Elle était miraculeusement indemne, maùs semblait se consoler assez vite: en faisant une promenade à Krabi, la veille, Jean-Yves l'avait aperçue au bras d'un Anglais. Il n'en avait rien dit à Lionel, mais celui-ci, de toute façon, n'avait pas l'air de se faire tellement d'illusions; c'était déjà une chance, disait-il, de l'avoir rencontrée. «C'est curieux… me dit Jean-Yves, il a l'air heureux.»

Au moment où il quittait ma chambre, je m'aperçus que je n'avais pas prononcé une parole; je ne savais absolument pas quoi lui dire. Je sentais bien que quelque chose n'allait pas, mais c'était une sensation vague, difficile à formuler. Ce qui me paraissait le mieux c'était de me taire, en attendant que les gens autour de moi reviennent de leur erreur; ce n'était qu'un mauvais moment à passer.

Avant de sortir, Jean-Yves leva les yeux vers moi, puis secoua la tête avec découragement. Il paraît, c'est ce qu'on m'a raconté par la suite, que je parlais beaucoup, sans arrêt en fait, chaque fois qu'on me laissait seul dans ma chambre; dès que quelqu'un rentrait, je me taisais.

Quelques jours plus tard on nous transporta au Bumrungrad Hospital, dans un avion-ambulance. Je ne comprenais pas très bien les raisons de ce transfert; je pense en fait qu'il s'agissait surtout de permettre à la police de nous interroger. Lionel était mort la veille; en traversant le couloir j'avais jeté un regard sur son cadavre, enveloppé dans un linceul.

Les policiers thaïs étaient accompagnés d'un attaché d'ambassade, qui jouait le rôle d'interprète; je n'avais malheureusement pas grand-chose à leur apprendre. La question qui semblait les obséder, c'était de savoir si les assaillants étaient de type arabe ou asiatique. Je comprenais bien leurs préoccupations, il était important de savoir si un réseau terroriste international avait pris pied en Thaïlande, ou si on avait affaire à des séparatistes malais; mais je ne pus que leur répéter que tout s'était déroulé très vite, que je n'avais fait qu'apercevoir des silhouettes; pour ce que j'en savais, les hommes auraient pu être de type malais.

Il y eut ensuite des Américains, qui appartenaient je crois à la CIA. Ils s'exprimaient brutalement, sur un ton désagréable, j'avais l'impression d'être moi-même un suspect. Ils n'avaient pas jugé nécessaire d'être accompagnés d'un interprète, si bien que le sens de leurs questions m'échappa en grande partie. Sur la fin ils me montrèrent une série de photos, qui devaient représenter des terroristes internationaux; je ne reconnaissais aucun de ces hommes.

De temps en temps Jean-Yves venait me voir dans ma chambre, s'asseyait au pied de mon lit. J'avais conscience de sa présence, je me sentais légèrement plus tendu. Un matin, trois jours après notre arrivée, il me tendit une petite liasse de feuilles: il s'agissait de photocopies d'articles de journaux. «La direction d'Aurore me les a faxés hier soir, ajouta-t-il; ils n'ont fait aucun commentaire.»

Le premier article, tiré du Nouvel Observateur, était intitulé: «UN CLUB TRÈS SPÉCIAL»; long de deux pages, très détaillé, il était illustré par une photographie tirée de la publicité allemande. Le journaliste y accusait carrément le groupe Aurore de promouvoir le tourisme sexuel dans les pays du tiers-monde, et ajoutait que, dans ces conditions, on pouvait comprendre la réaction des musulmans. Jean-Claude Guillebaud consacrait son éditorial au même thème. Interrogé par téléphone, Jean-Luc Espitalier avait déclaré: «Le groupe Aurore, signataire de la charte mondiale du tourisme éthique, ne peut en aucun cas cautionner de telles dérives; les responsables seront sanctionnés». Le dossier se poursuivait par un article d'Isabelle Alonso dans le Journal du dimanche, véhément mais peu documenté, intitulé: «LE RETOUR DE L'ESCLAVAGE». Françoise Giroud reprenait le terme dans son bloc-notes hebdomadaire: «Face, écrivait-elle, aux centaines de milliers de femmes souillées, humiliées, réduites en esclavage partout dans le monde, que pèse – c'est regrettable à dire – la mort de quelques nantis?» L'attentat de Krabi avait naturellement donné un retentissement considérable à l'affaire. Libération publiait en première page une photo des survivants déjà rapatriés à leur arrivée à l'aéroport de Roissy, et titrait en une: «DES VICTIMES AMBIGUËS». Dans son éditorial, Gérard Dupuy épinglait le gouvernement thaï pour sa complaisance envers la prostitution et le trafic de drogue, ainsi que pour ses manquements répétés à la démocratie. Paris-Match de son côté, sous le titre: «CARNAGE À KRABI», faisait un récit complet de la nuit de l'horreur. Ils avaient réussi à se procurer des photos, à vrai dire d'assez mauvaise qualité – en photocopie noir et blanc, et transmises par fax, cela aurait pu être à peu près n'importe quoi, c'est à peine si l'on reconnaissait des corps humains. Parallèlement, ils publiaient la confession d'un touriste sexuel – qui n'avait en fait rien à voir, c'était un indépendant, et il opérait plutôt aux Philippines. Jacques Chirac avait aussitôt fait une déclaration où, tout en exprimant son horreur devant l'attentat, il stigmatisait le «comportement inacceptable de certains de nos compatriotes à l'étranger». Réagissant dans la foulée, Lionel Jospin avait rappelé qu'une législation existait pour réprimer le tourisme sexuel, même pratiqué avec des majeures. Les articles suivants, dans Le Figaro et Le Monde, s'interrogeaient sur les moyens de lutter contre ce fléau, et sur l'attitude à adopter par la communauté internationale.