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La visite des parents de Valérie fut certainement la plus pénible; le psychiatre avait dû leur expliquer que je traversais des phases de déni du réel, si bien que la mère de Valérie pleura presque tout le temps; son père, non plus, n'avait pas l'air très à l'aise. Ils étaient aussi venus pour régler des détails pratiques, pour m'apporter une valise contenant mes affaires personnelles. L'appartement du XIII e, ils supposaient que je ne voulais pas le garder. Naturellement, naturellement, dis-je, on verra ça plus tard; à ce moment, la mère de Valérie se remit à pleurer.

La vie passe facilement à l'intérieur d'une institution les besoins humains y sont pour l'essentiel satisfaits. J'avais retrouvé «Questions pour un champion», c'était la seule émission que je regardais, les actualités ne m'intéressaient plus du tout. Beaucoup d'autres pensionnaires passaient leur journée devant la télévision. Je n'aimais pas tellement, en fait: ça bougeait trop vite. Mon idée était que si je restais calme, si j'évitais le plus possible de penser, tout finirait par s'arranger.

Un matin d'avril, j'appris que les choses s'étaient, effectivement, arrangées, et que je pourrais bientôt sortir. Ça me paraissait plutôt une source de complications: il allait falloir que je trouve une chambre d'hôtel, que je reconstitue un environnement neutre. Au moins, j'avais de l'argent; c'était toujours ça. «Il faut prendre les choses du bon côté» dis-je à une infirmière. Elle parut surprise, peut-être parce que c'était la première fois que je lui adressais la parole.

Contre le déni du réel, m'expliqua le psychiatre lors de notre dernier entretien, il n'y a pas de traitement précis; ce n'est pas vraiment un trouble de l'humeur, mais de la représentation. S'il m'avait gardé à l'hôpital pendant tout ce temps, c'était surtout parce qu'il craignait une tentative de suicide – elles sont assez fréquentes, dans les cas de reprise de conscience brutale; mais maintenant j'étais hors de danger. Ah bon, dis-je, ah bon.

3

Une semaine après ma sortie de l'hôpital, je repris l'avion pour Bangkok. Je n'avais pas de projet précis. Si nous étions d'une nature idéale, nous pourrions nous contenter des mouvements du soleil. Les saisons étaient trop marquées à Paris, c'était une source d'agitation, de trouble. À Bangkok, le soleil se levait à six heures; il se couchait à six heures; dans l'intervalle, il poursuivait un parcours immuable. Il y avait paraît-il une période de mousson, mais je n'en avais jamais été témoin. L'agitation de la ville existait, mais je n'en saisissais pas clairement la raison, il s'agissait plutôt d'une sorte de condition naturelle. Ces gens avaient sans nul doute une destinée, une vie, dans la mesure permise par leur niveau de revenus; mais pour ce que j'en savais, ils auraient pu aussi bien être un troupeau de lemmings.

Je m'installai à l’Amari Boulevard ; l'hôtel était surtout occupé par des hommes d'affaires japonais. C'était là que nous étions descendus, la dernière fois, avec Valérie et Jean-Yves; ce n'était pas une très bonne idée. Deux jours plus tard, je déménageai au Grace Hôtel ; ce n'était qu'à quelques dizaines de mètres, mais l'atmosphère était sensiblement différente. C'était sans doute le dernier endroit de Bangkok où l'on pouvait rencontrer des touristes sexuels arabes. Ils rasaient vraiment les murs, maintenant, restaient cloîtrés dans l'hôtel – qui disposait d'une discothèque, et de son propre salon de massage. On en trouvait encore quelques-uns dans les ruelles environnantes, où il y avait des vendeurs de kebabs et des centres d'appel longue distance; mais, au-delà, plus rien. Je m'aperçus que je m'étais rapproché sans le vouloir du Bumrungrad Hospital.

On peut certainement rester en vie en étant simplement animé par un sentiment de vengeance; beaucoup de gens ont vécu de cette manière. L'islam avait brisé ma vie, et l'islam était certainement quelque chose que je pouvais haïr; les jours suivants, je m'appliquai à éprouver de la haine pour les musulmans. J'y réussissais assez bien, et je recommençai à suivre les informations internationales. Chaque fois que j'apprenais qu'un terroriste palestinien, ou un enfant palestinien, ou une femme enceinte palestinienne, avait été abattu par balles dans la bande de Gaza, j'éprouvais un tressaillement d'enthousiasme à la pensée qu'il y avait un musulman de moins. Oui, on pouvait vivre de cette manière.

Un soir, au coffee-shop de l'hôtel, un banquier jordanien engagea la conversation avec moi. D'un naturel affable, il insista pour me payer une bière; peut-être sa réclusion forcée à l'hôtel commençait-elle à lui peser. «Je comprends les gens, remarquez, on ne peut pas leur en vouloir… me dit-il. D faut dire que nous l'avons bien cherché. Ce n'est pas une terre d'islam, ici, il n'y aucune raison qu'on paye des centaines de millions pour financer la construction de mosquées. Sans compter l'attentat, bien sûr…» Voyant que je l'écoutais avec attention il commanda une deuxième bière, et s'enhardit davantage. Le problème des musulmans, me dit-il, c'est que le paradis promis par le prophète existait déjà ici-bas: il y avait des endroits sur cette terre où des jeunes filles disponibles et lascives dansaient pour le plaisir des hommes, où l'on pouvait s'enivrer de nectars en écoutant une musique aux accents célestes; il y en avait une vingtaine dans un rayon de cinq cents mètres autour de l'hôtel. Ces endroits étaient facilement accessibles, pour y entrer il n'était nullement besoin de remplir les sept devoirs du musulman, ni de s'adonner à la guerre sainte; il suffisait de payer quelques dollars. Il n'était même pas nécessaire de voyager pour prendre conscience de tout cela; il suffisait d'avoir une antenne parabolique. Pour lui il n'y avait aucun doute, le système musulman était condamné: le capitalisme serait le plus fort. Déjà, les jeunes Arabes ne rêvaient que de consommation et de sexe. Ils avaient beau parfois prétendre le contraire, leur rêve secret était de s'agréger au modèle américain: l'agressivité de certains n'était qu'une marque de jalousie impuissante; heureusement, ils étaient de plus en plus nombeux à tourner carrément le dos à l'islam. Lui-même n'avait pas eu de chance, il était à présent un vieil homme, et il avait été obligé de composer toute sa vie avec une religion qu'il méprisait. J'étais un peu dans le même cas: il viendrait certainement un jour où le monde serait délivré de l'islam; mais, pour moi, il serait trop tard. Je n'avais plus vraiment de vie; j'avais eu une vie, pendant quelques mois, ce n'était déjà pas si mal, tout le monde ne pouvait pas en dire autant. L'absence d'envie de vivre, hélas, ne suffit pas pour avoir envie de mourir.

Je le revis le lendemain, juste avant son départ pour Amman; il allait devoir attendre un an avant de revenir. J'étais plutôt content qu'il s'en aille, je sentais que sinon il aurait voulu discuter de nouveau avec moi, et la perspective me donnait un peu mal à la tête: j'avais beaucoup de mal, maintenant, à supporter les échanges intellectuels; je n'avais plus du tout envie de comprendre le monde, ni même de le connaître. Notre brève conversation, pourtant, me laissa une impression profonde: il m'avait en fait convaincu d'emblée, l'islam était condamné, dès qu'on y réfléchissait cela paraissait une évidence. Cette simple pensée suffit, en moi, pour dissiper la haine. De nouveau, je cessai de m'intéresser aux informations.

4

Bangkok était encore trop proche d'une ville normale, on y rencontrait trop d'hommes d'affaires, trop de touristes en voyage organisé. Deux semaines plus tard, je pris un bus pour Pattaya. Cela devait finir ainsi, me dis-je en montant dans le véhicule; puis je m'aperçus que c'était faux, qu'il n'y avait en l'occurrence aucun déterminisme. J'aurais très bien pu passer le restant de mes jours avec Valérie en Thaïlande, en Bretagne, ou en fait n'importe où. Vieillir, ce n'est déjà pas très drôle; mais vieillir seul, c'est pire que tout.