Dès que j'eus posé ma valise sur le sol poussiéreux de la gare routière, je sus que j'étais arrivé au bout de ma route. Un vieux camé squelettique aux longs cheveux gris, un gros lézard posé sur l'épaule, faisait la manche à la sortie des portes à tourniquet. Je lui donnai cent bahts avant de boire une bière au Heidelberg Hof juste en face. Des pédérastes allemands moustachus et ventrus se dandinaient dans leurs chemises à fleurs. Près d'eux, trois adolescentes russes parvenues au dernier degré de la pétasserie se tortillaient en écoutant leur ghetto-blaster; elles se tordaient et se roulaient littéralement sur place, les sordides petites suceuses. En quelques minutes de marche dans les rues de la ville, je croisai une impressionnante variété de spécimens humains: des rappeurs à casquette, des marginaux hollandais, des cyberpunks aux cheveux rouges, des gouines autrichiennes piercées. Il n'y a plus rien après Pattaya, c'est une sorte de cloaque, d'égout terminal où viennent aboutir les résidus variés de la névrose occidentale. Qu'on soit homosexuel, hétérosexuel ou les deux, Pattaya est aussi la destination de la dernière chance, celle après laquelle il n'y a plus qu'à renoncer au désir. Les hôtels se différencient naturellement par leur confort et leur niveau de prix, mais aussi par la nationalité de leur clientèle. Il y a deux grandes communautés, les Allemands et les Américains (parmi lesquels se dissimulent probablement des Australiens, voire des Néo-Zélandais). On trouve également pas mal de Russes, reconnaissables à leur allure de ploucs et à leur comportement de gangsters. Il y a même un établissement destiné aux Français, appelé Ma maison; l'hôtel n'a qu'une dizaine de chambres, mais le restaurant est très couru. J'y séjournai une semaine avant de me rendre compte que je n'étais pas spécialement attaché aux andouillettes ni aux cuisses de grenouille ; que je pouvais vivre sans suivre les matches du championnat de France par satellite, et sans parcourir quotidiennement les pages culture du Monde. De toute façon, il fallait que je cherche un hébergement de longue durée. La durée normale d'un visa de tourisme n'est que d'un mois en Thaïlande; mais, pour obtenir une prolongation, il suffit de repasser une frontière. Plusieurs agences à Pattaya proposent l'aller-retour vers la frontière cambodgienne dans la journée. Après un trajet de trois heures en minibus, on fait la queue une ou deux heures au poste de douane; on déjeune dans un self-service sur le sol cambodgien (le prix du déjeuner est compris dans le forfait, ainsi que les pourboires aux douaniers); puis on prend le chemin du retour. La plupart des résidents font ça tous les mois depuis des années; c'est beaucoup plus simple que d'obtenir un visa de longue durée.
On ne vient pas à Pattaya pour refaire sa vie, mais pour la terminer dans des conditions acceptables. Ou du moins, si on souhaite l'exprimer moins brutalement, pour faire une pause, une longue pause – qui peut s'avérer définitive. Ce sont les termes qu'employa un homosexuel d'une cinquantaine d'années que je rencontrai dans un pub irlandais de la Soi 14; il avait fait l'essentiel de sa carrière de maquettiste dans la presse people, il avait réussi à mettre un peu d'argent de côté. Dix ans plus tôt, il avait constaté que les choses commençaient à mal tourner pour lui: il sortait toujours en boîte, dans les mêmes boîtes que d'habitude, mais de plus en plus souvent il rentrait bredouille. Bien entendu, il pouvait toujours payer; mais, s'il fallait en venir là, il préférait encore payer des Asiatiques. Il s'excusa de cette remarque, espéra que je n'y voyais aucune connotation raciste. Non, non, bien sûr, je comprenais: il est moins humiliant de payer pour un être qui ne ressemble à aucun de ceux qu'on aurait pu séduire par le passé, qui ne vous rappelle aucun souvenir. Si la sexualité doit être payante il est bon qu'elle soit, dans une certaine mesure, indifférenciée. Comme chacun sait, une des premières choses qu'on ressent en présence d'une autre race est cette indifférenciation, cette sensation qu'à peu près tout le monde, physiquement, se ressemble. L'effet se dissipe au bout de quelques mois de séjour, et c'est dommage, parce qu'il correspond à une réalité: les êtres humains, au fond, se ressemblent énormément. On peut bien sûr distinguer les mâles et les femelles; on peut aussi, si l'on veut, distinguer différentes classes d'âge; mais toute distinction plus poussée relève d'une certaine forme de pédantisme, probablement liée à l'ennui. L'être qui s'ennuie développe des distinctions et des hiérarchies, c'est chez lui un trait caractéristique. Selon Hutchinson et Rawlins, le développement des systèmes de dominance hiérarchique au sein des sociétés animales ne correspond à aucune nécessité pratique, à aucun avantage sélectif; il constitue simplement un moyen de lutter contre l'ennui écrasant de la vie en pleine nature.
Ainsi, l'ancien maquettiste terminait gentiment sa vie de pédale en se payant de jolis garçons minces et musclés, au teint mat. Une fois par an, il retournait en France pour rendre visite à sa famille et à quelques amis. Sa vie sexuelle était moins frénétique que je n'aurais pu l'imaginer, me dit-il; il sortait une ou deux fois par semaine, pas plus. Cela faisait déjà six ans qu'il était installé à Pattaya; l'abondance de propositions sexuelles variées, excitantes et bon marché provoquait paradoxalement un apaisement du désir. Chaque fois qu'il sortait il était certain de pouvoir enculer et sucer de jeunes garçons magnifiques, qui le branleraient de leur côté avec beaucoup de sensibilité et de talent. Pleinement rassuré sur ce point il préparait mieux ses sorties, il en profitait avec modération. Je compris alors qu'il m'imaginait plongé dans la frénésie érotique des premières semaines de séjour, qu'il voyait en moi un pendant hétérosexuel à son propre cas. Je m'abstins de le détromper. Il se montra amical, insista pour payer les bières, me donna différentes adresses pour une location de longue durée. Ça lui avait fait plaisir de parler avec un Français, me dit-il; la plupart des résidents homosexuels étaient anglais, il avait de bons rapports avec eux, mais de temps en temps il avait envie de parler sa langue. Il avait peu de rapports avec la petite communauté française rassemblée autour du restaurant Ma maison; c'étaient plutôt des hétéros beaufs, du genre anciens coloniaux ou militaires. Si je devais m'installer à Pattaya nous pourrions sortir ensemble un soir, en tout bien tout honneur naturellement; il me laissa son numéro de portable. J'en pris note, tout en sachant que je ne le rappellerais jamais. Il était sympathique, affable, et même intéressant si l'on veut; mais je n'avais simplement plus envie de relations humaines.
Je louai une chambre dans Naklua Road, un peu à l'écart de l'agitation de la ville. Il y avait l'air conditionné, un réfrigérateur, une douche, un lit et quelques meubles; le loyer était de trois mille bahts par mois – un peu plus de cinq cents francs. Je transmis cette nouvelle adresse à ma banque, écrivis une lettre de démission au ministère de la Culture.
Il ne me restait plus grand-chose à faire, dans l'existence, en général. J'achetai plusieurs rames de papier 21 x 29,7 afin d'essayer de mettre en ordre les éléments de ma vie. C'est une chose que les gens devraient faire plus souvent avant de mourir. Il est curieux de penser à tous ces êtres humains qui vivent une vie entière sans avoir à faire le moindre commentaire, la moindre objection, la moindre remarque. Non que ces commentaires, ces objections, ces remarques puissent avoir un destinataire, ou un sens quelconque; mais il me semble quand même préférable, au bout du compte, qu'ils soient faits.