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Le car Nouvelles Frontières était garé une centaine de mètres plus loin. À l'intérieur du puissant véhicule – un Mercedes M-800 64 places – la climatisation était poussée à fond, on avait l'impression de pénétrer dans un congélateur. Je m'installai près d'une fenêtre sur la gauche, au milieu du car; je distinguais confusément une dizaine d'autres passagers, parmi lesquels mon voisin d'avion. Personne ne vint s'asseoir à mes côtés. J'avais manifestement raté ma première occasion de m'intégrer au groupe; j'étais également bien parti pour attraper un bon rhume.

Le jour n'était pas encore levé, mais, sur l'autoroute à six voies qui menait au centre de Bangkok, la circulation était déjà dense. Nous longions alternativement des buildings d'acier et de verre, avec de temps en temps une construction de béton massive évoquant l'architecture soviétique. Des sièges sociaux de banques, des grands hôtels, des compagnies d'électronique – le plus souvent japonaises. Après l'embranchement de Chatuchak, l'autoroute surplomba des voies radiales qui encerclaient le cœur de la ville. Entre les bâtiments illuminés des hôtels on commençait à distinguer des groupes de maisons, petites, à toits de tôle, au milieu de terrains vagues. Eclairées par des néons, des échoppes ambulantes proposaient de la soupe et du riz; on voyait fumer les marmites de fer-blanc. L'autocar décéléra légèrement pour prendre la sortie de New Petchaburi Road. Un moment nous aperçûmes un échangeur aux contours fantasmagoriques, dont les spirales de macadam semblaient suspendues au milieu des cieux, éclairées par des batteries de projecteurs d'aéroport; puis, après une longue courbe, l'autocar rejoignit la voie rapide.

Le Bangkok Palace Hôtel appartenait à une chaîne proche des hôtels Mercure, et qui partageait les mêmes valeurs sur le plan de la restauration et de la qualité de l'accueil; c'est ce que j'appris dans une brochure que je ramassai dans le hall en attendant que la situation se décante. Il était un peu plus de six heures du matin – minuit à Paris, pensai-je sans raison aucune – mais l'animation était déjà vive, la salle des petits déjeuners venait d'ouvrir. Je m'assis sur une banquette; j'étais étourdi, mes oreilles continuaient à bourdonner violemment et je commençais à avoir mal au ventre. À leur attitude d'attente, je parvins à reconnaître certains membres du groupe. Il y avait deux filles d'environ vingt-cinq ans, plutôt bimbos - pas mal roulées, au demeurant – qui promenaient un regard méprisant sur le monde. Un couple de retraités, au contraire – lui qu'on pouvait qualifier de sémillant, elle un peu plus morne – observait avec émerveillement la décoration intérieure de l'hôtel, composée de miroirs, de dorures et de lustres. Dans les premières heures de la vie d'un groupe, on n'observe en général qu'une sociabilité phatique, caractérisée par l'emploi de phrases passe-partout et par un engagement émotionnel restreint. Selon Edmunds et White (Sightseeing tours: a sociological approach, Annals of Tourism Research, vol. 23, p. 213-227, 1998.) la constitution de mini-groupes n'est repérable que lors de la première excursion, parfois lors du premier repas pris en commun.

Je sursautai, à la limite de l'évanouissement, allumai une cigarette pour me reprendre: ces somnifères étaient vraiment trop forts, ils me rendaient malade; mais les précédents ne parvenaient plus à m'endormir: il n'y avait pas d'issue évidente. Les retraités tournaient lentement sur eux-mêmes, j'eus l'impression que l'homme plastronnait un peu; dans l'attente d'une personne précise avec laquelle échanger un sourire, ils faisaient pivoter un sourire potentiel sur le monde extérieur. Ils avaient dû être petits commerçants dans une vie antérieure, c'était la seule hypothèse. Peu à peu les membres du groupe se dirigeaient vers l'accompagnatrice à l'appel de leur nom, recevaient leurs clefs, montaient vers leur chambre – ils se dispersaient, en somme. Il nous était possible, rappela l'accompagnatrice d'une voix bien timbrée, de prendre notre petit déjeuner dès maintenant; nous pouvions aussi nous reposer dans nos chambres; c'était entièrement libre. Quoi qu'il en soit, le rendez-vous pour la visite des klongs était fixé dans le hall à quatorze heures.

La baie vitrée de ma chambre donnait directement sur la voie rapide. Il était six heures et demie. La circulation était intense, mais le double vitrage ne laissait filtrer qu'un grondement faible. Les illuminations de la nuit étaient éteintes, le soleil ne faisait pas encore réverbérer l'acier et le verre; à cette heure de la journée, la ville était grise. Je commandai un double express au room service, que j'avalai avec un Efferalgan, un Doliprane et une double dose d'Oscillococcinum; puis je me couchai et tentai de fermer les yeux.

Des formes bougeaient avec lenteur dans un espace restreint; elles émettaient un bourdonnement grave; il s'agissait peut-être d'engins de chantier, ou d'insectes géants. Dans le fond, un homme armé d'un cimeterre de petite taille en estimait le tranchant avec précaution; il était vêtu d'un turban et d'un pantalon bouffant blancs. Tout à coup l'atmosphère devint rouge et poisseuse, presque liquide; aux gouttelettes de condensation qui se formaient devant mes yeux, je pris conscience qu'une vitre me séparait de la scène. L'homme était maintenant à terre, immobilisé par une force invisible. Les engins de chantier s'étaient regroupés autour de lui; il y avait plusieurs pelleteuses et un petit bulldozer à chenillettes. Les pelleteuses relevèrent leurs bras articulés et rabattirent avec ensemble leurs godets sur l'homme, tronçonnant aussitôt son corps en sept ou huit parties; sa tête, cependant, semblait toujours animée d'une vitalité démoniaque, un sourire mauvais continuait à plisser son visage barbu. Le bulldozer avança à son tour sur l'homme, sa tête éclata comme un œuf; un jet de cervelle et d'os broyés fut projeté sur la vitre, à quelques centimètres de mon visage.

5

En somme le tourisme, comme quête de sens, avec les sociabilités ludiques qu'il favorise, les images qu'il génère, est un dispositif d'appréhension graduée, codée et non traumatisante de l'extérieur et de l'altérité.

Rachid Amirou

Je me réveillai vers midi, la climatisation émettait un bourdonnement grave; j'avais un peu moins mal à la tête.

Allongé en travers du lit king size je pris conscience du déroulement du circuit, et de ses enjeux. Le groupe jusqu'alors informe allait se métamorphoser en communauté vivante; dès cet après-midi je devrai entamer un positionnement, et déjà choisir un short pour la promenade sur les klongs. J'optai pour un modèle mi-long, en toile bleu jean, pas trop moulant, que je complétai par un tee-shirt Radiohead; puis je fourrai quelques affaires dans un sac à dos. Dans le miroir de la salle de bains, je me considérai avec dégoût: mon visage crispé de bureaucrate jurait tragiquement avec l'ensemble; je ressemblais au total exactement à ce que j'étais: un fonctionnaire quadragénaire qui tentait de se déguiser en jeune pour la durée de ses vacances; c'était décourageant. Je marchai vers la fenêtre, tirai les rideaux en grand. Du 27e étage, le spectacle était extraordinaire. La masse imposante de l'hôtel Mariott se dressait sur la gauche comme une falaise de craie, striée de traits noirs horizontaux par des rangées de fenêtres à demi dissimulées derrière les balcons. La lumière du soleil à son zénith soulignait avec violence les plans et les arêtes. Droit devant, les réflexions se multipliaient à l'infini sur une structure complexe de pyramides et de cônes de verre bleuté. À l'horizon, les cubes de béton gigantesques du Grand Plaza Président se superposaient comme les étages d'une pyramide à degrés. Sur la droite, surmontant la surface frissonnante et verte du Lumphini Park, on apercevait, comme une citadelle ocre, les tours angulaires du Dusit Thani. Le ciel était d'un bleu absolu. Je bus lentement une Singha Gold en méditant sur la notion d'irrémédiable.