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En bas, l'accompagnatrice procédait à une sorte d'appel afin de distribuer les breakfast coupons. J'appris ainsi que les deux bimbos se prénommaient Babette et Léa. Babette avait des cheveux blonds frisés, enfin pas frisés naturellement, sans doute plutôt ondulés ; elle avait de beaux seins, la salope, bien visibles sous sa tunique translucide – un imprimé ethnique Trois Suisses, vraisemblablement. Son pantalon, du même tissu, était tout aussi translucide; on distinguait nettement la dentelle blanche du slip. Léa, très brune, était plus filiforme; elle compensait par une jolie cambrure des fesses, bien soulignée par son cycliste noir, et par une poitrine agressive, dont les bouts se tendaient sous un bustier jaune vif. Un diamant minuscule ornait son nombril étroit. Je fixai très attentivement les deux pouffes, afin de les oublier à tout jamais.

La distribution des coupons continuait. L'accompagnatrice, Son, appelait tous les participants par leurs prénoms; j'en étais malade. Nous étions des adultes, bordel de Dieu. J'eus un moment d'espoir quand elle désigna les seniors sous le nom de «monsieur et madame Lobligeois»; mais elle ajouta aussitôt, avec un sourire ravi: «Josette et René». C'était peu probable, et pourtant c'était vrai. «Je m'appelle René» confirma le retraité sans s'adresser à personne en particulier. «Ce n'est pas de chance…» grommelai-je. Sa femme lui jeta un regard las, du genre «tais-toi, René, tu embêtes le monde». Je compris soudain à qui il me faisait penser: au personnage de Monsieur Plus dans les publicités Bahlsen. C'était peut-être lui, d'ailleurs. Je m'adressai directement à sa femme: avaient-ils, par le passé, interprété en tant qu'acteurs des personnages de second plan? Pas du tout, m'informa-t-elle, ils tenaient une charcuterie. Ah oui, ça pouvait coller aussi. Ce joyeux drille était donc un ancien charcutier (à Clamart, précisa sa femme); c'est dans un établissement modeste, dévolu à l'alimentation des humbles; qu'il avait jadis fait étalage de ses pirouettes et ses saillies.

Il y eut ensuite deux autres couples, plus indistincts, qui semblaient reliés par une fraternité obscure. Étaient-ils déjà partis ensemble? Avaient-ils fait connaissance autour d'un breakfast ? Tout était possible, à ce stade du voyage. Le premier couple était également le plus déplaisant. L'homme ressemblait un peu à Antoine Waechter jeune, si la chose est imaginable; mais en plus châtain, et avec une barbe bien taillée; finalement il ne ressemblait pas tellement à Antoine Waechter mais plutôt à Robin des Bois, avec cependant quelque chose de suisse, ou pour mieux dire de jurassien. Pour tout dire il ne ressemblait pas à grand-chose, mais il avait vraiment l’air d'un con. Sans parler de sa femme, en salopette, sérieuse, bonne laitière. Il était invraisemblable que ces êtres ne se soient pas déjà reproduits, pensai-je; sans doute avaient-ils laissé l'enfant chez leurs parents à Lons-le-Saulnier. Le second couple, plus âgé, ne donnait pas une impression de sérénité aussi profonde. Maigre, moustachu et nerveux, l'homme se présenta à moi comme un naturopathe; devant mon ignorance il précisa qu'il soignait par les plantes, ou par d'autres moyens naturels si possible. Sa femme, sèche et menue, travaillait dans le secteur social, à l'insertion de je ne sais quels délinquants primaires alsaciens; ils donnaient l'impression de n'avoir pas baisé depuis trente ans. L'homme semblait disposé à m'entretenir des vertus des médecines naturelles; mais, un peu étourdi par ce premier échange, j'allai m'asseoir sur une banquette proche. D'où j'étais je distinguais mal les trois derniers participants, qui m'étaient à demi cachés par le couple de charcutiers. Une sorte de beauf d'une cinquantaine d'années, prénommé Robert, à l'expression étrangement dure; une femme d'âge idem, aux cheveux bouclés noirs encadrant un visage à la fois méchant, avisé et mou, qui se prénommait Josiane; une femme plus jeune enfin, presque indistincte, guère plus de vingt-sept ans, qui suivait Josiane avec une attitude de soumission canine, et se prénommait elle-même Valérie. Bon, j'aurais l'occasion d'y revenir; je n'aurais que trop l'occasion d'y revenir, me dis-je sombrement en marchant vers l'autocar. Je remarquai que Son fixait toujours sa liste de passagers. Son visage était tendu, des mots se formaient involontairement sur ses lèvres; on y lisait de l'appréhension, presque du désarroi. En la comptant, le groupe comportait treize personnes; et les Thaïs sont parfois très superstitieux, encore plus que les Chinois: dans les étages des immeubles, la numérotation des rues, il est fréquent qu'on passe directement du douze au quatorze, uniquement pour éviter de mentionner le chiffre treize. Je m'installai du côté gauche, à peu près au milieu du véhicule. Les gens prennent leurs repères assez vite, dans ce genre de déplacement de groupe: il s'agit pour être tranquille de prendre sa place très tôt, de s'y tenir, peut-être d'y disposer quelques objets personnels; de l'habiter activement, en quelque sorte.

À ma grande surprise je vis Valérie s'installer à mes côtés, alors que l'autocar était aux trois quarts vide. Deux rangées derrière, Babette et Léa échangèrent quelques mots narquois. Elles avaient intérêt à se calmer, ces salopes. Je fixai discrètement mon attention sur la jeune femme: elle avait de longs cheveux noirs, un visage je ne sais pas, un visage qu'on pouvait qualifier de modeste; ni belle ni laide, à proprement parler. Après une réflexion brève mais intense, j'articulai péniblement: «Vous n'avez pas trop chaud? – Non non, dans l'autocar ça va» répondit-elle très vite, sans sourire, juste soulagée que j'aie entamé la conversation. Ma phrase était pourtant remarquablement stupide: on gelait, en réalité, dans cet autocar. «Vous êtes déjà venu en Thaïlande? enchaîna-t-elle avec à-propos. – Oui, une fois.» Elle s'immobilisa dans une attitude d'attente, prête à écouter un récit intéressant. Allais-je lui raconter mon précédent séjour? Peut-être pas tout de suite. «C'était bien…» dis-je finalement, adoptant une voix chaude pour compenser la banalité du propos. Elle hocha la tête avec satisfaction. Je compris alors que cette jeune femme n'était nullement soumise à Josiane: elle était simplement soumise en général, et peut-être tout à fait prête à se chercher un nouveau maître; elle en avait peut-être déjà assez, de Josiane – qui, assise deux rangées devant nous, feuilletait son Guide du Routard avec fureur en jetant des regards mauvais dans notre direction. Romance, romance.

Juste après le Payab Ferry Pier, le bateau tourna à droite dans le Klong Samsen, et nous pénétrâmes dans un monde différent. La vie avait très peu changé, ici, depuis le dernier siècle. Des maisons de teck sur pilotis se succédaient le long du canal; du linge séchait sous les auvents. Certaines femmes s'avançaient vers leurs fenêtres pour nous regarder passer; d'autres s'arrêtaient au milieu de leur lessive. Des enfants se baignaient et s'ébrouaient au milieu des pilotis; ils nous faisaient de grands signes de la main. La végétation était partout présente; notre pirogue frayait son chemin au milieu de massifs de nénuphars et de lotus; une vie intense et grouillante jaillissait de partout. Chaque espace libre de terre, d'air ou d'eau semblait aussitôt se couvrir de papillons, de lézards, de carpes. Nous étions, dit Son, en pleine saison sèche; il n'empêche que l'atmosphère était totalement, irrémédiablement moite.

Valérie était assise à mes côtés; elle paraissait enveloppée par une grande paix. Elle échangeait de petits signes de main avec les vieux qui fumaient leur pipe sur le balcon, les enfants qui se baignaient, les femmes à leur lessive. Les écologistes jurassiens semblaient eux aussi apaisés; même les naturopathes avaient l'air à peu près calmes. Autour de nous, il n'y avait que de légers sons et des sourires. Valérie se tourna vers moi. J'avais presque envie de lui prendre la main; sans raison précise, je m'abstins. Le bateau ne bougeait plus du tout: nous demeurions dans l'éternité brève d'une après-midi heureuse; même Babette et Léa se taisaient. Elles planaient un peu, pour reprendre l'expression qu'employa Léa, plus tard, sur le débarcadère.