Si je te cause du rêve qui me tarabuste l’inconscient, c’est à cause de parce que.
Voilà donc que je suis sur une mer infinie, calme et d’huile, dans une embarcation sans rames ni moteur. Le soleil darde, j’ai la pépie et je me sens à ce point vanné que je gis dans le fond de mon canot, kif mister Ramsès dans son sarcophage.
Et soudain, sans que la moindre houle ne se soit levée, mon esquif (comme on dit puis dans les pouèmes) se met à rouler d’un bord l’autre, de plus en plus fortement. Alarmé, je parviens à me dresser sur mon océan (ou mon séant) et qu’avisé-je ? Béru et Pinaud, à poil, sont agrippés de part et d’autre du barlu et pèsent alternativement comme les pompelards de jadis sur le balancier de leur pompe ; ce qui provoque cet infernal et gerbant mouvement de roulis.
L’impression est si désagréable que je m’éveille en sursaut. J’ouvre mes quinquets, et j’aperçois Béru et Pinaud, de part et d’autre de ma guinde, qui s’amusent à me balancer comme deux cons, en se marrant.
La stupéfiance me point.
J’appuie sur les deux commandes de vitres de l’avant, simultanément.
— Monsieur le ministre, bafouillé-je. Comment se peut-ce ?
Mes compagnons lâchent prise. Son Excellence ôte son feutre neuf, en essuie la bande de cuir avec deux doigts et se recouronne empereur des Nœuds.
— J’ankylosais derrière ce burlingue, mec. Alors je m’ai accordé quarante-huit plombes de récré. Tu voulais du renfort d’élytre ? N’en voilà ! Mais qu’ça rest’ ent’ nous, je te prille ! J’voudrais pas qu’mes insubordonnés sucent qu’j’remets la main à la pâte.
Est-ce idiot ? Voilà que des larmes me bousculent les cils. Un flot d’émotion. Les retrouver tous les deux, identiques, fervents. Intouchés par le temps qui passe. Pinuche, Béru. Mes chers illustres. Mes amis de toujours, mes valeureux. La Pine, éternellement branli-branleur, chassieux, pelliculaire, perdu, souffreteux, consentant, disert, altruiste et gâteux. Et puis le Superbe, dont la planturence croît sans cesse. Le luisant toujours vert (on l’appelle d’ailleurs le vert luisant), colossal, impérial, taurin, fabuleusement con et sublime.
Eux deux, dans ce bled de Bavière. Répondant « Présent ! » à mon appel. Ministre, pas ministre, Sana réclame de l’aide, et il lâche son maroquin inespéré pour accourir. Ah ! le beau trio que nous formons ! Insolite, ô combien ! Mais soudé. Mais imbrisable, n’importe les politiques.
Je sèche vite mes pleurs car voici la merveilleuse Carson qui sort de l’hôpital. Elle pique droit sur moi, s’arrête en me constatant de la compagnie. Mais je lui fais signe de nous rejoindre et elle achève le parcours.
Période indécise. Je me décide à faire les présentations.
— Deux de mes collègues français que j’ai appelés officieusement à la rescousse. Voici Mlle Carson Duck.
De part et d’autre, ça s’hume sans enthousiasme. Deux clans antagonistes. Ils le comprennent. Le manifestent, chacun à sa manière. L’enjeu ? Un certain San-Antonio. J’ai l’impression d’être un monsieur qui présente son ex-épouse à la nouvelle. Sourires de bois à peine polis. A moi d’assumer le malaise, d’orchestrer l’instant délicat.
— Comment se fait-il que vous ayez quitté son chevet, Carson ?
— Les infirmières me l’ont demandé. Comme la « malade » avait des velléités de reprendre conscience, je l’ai vaporisée de nouveau.
— Vous avez bien fait. Si j’en crois la durée de sa première anesthésie, elle aura son compte jusqu’à demain…
— Probablement. Que faisons-nous, maintenant ?
J’aime qu’elle me pose la question, cela prouve que mon autorité est reconnue par elle.
— Vous allez continuer de faire le guet dans cette voiture en compagnie de l’inspecteur Pinaud. Pendant ce temps, je m’occuperai des travaux de l’église avec… l’inspecteur Béru.
— Vous supposez toujours que « quelqu’un » va s’occuper d’elle ?
— J’en suis absolument convaincu et m’étonne que la chose ne se soit pas encore produite. Allons-y !
Mais je sursois car un groupe de jeunes gens surgit à moto. Ils sont quatre chevauchant trois bolides. Ils portent des combinaisons de cuir et des casques de chevaliers de l’Apocalypse. L’une des péteuses est équipée d’un side-car dans lequel se trouve un garçon blessé. Il a la tête en sang. Ses potes le dégagent de la nacelle noire, on constate alors que sa combinaison est déchirée à la jambe droite, depuis sa cuisse jusqu’à sa cheville et que le raisin dégouline. Les copains le soutiennent jusqu’à l’entrée de l’hôpital.
— V’là les charmes du deux-roues ! grommelle Bérurier. J’sus t’en train de pondre une ordonnance pour les interdire à la circulation en dehors des circuits. Y en a classe qu’c’te belle jeunesse se fraise la gueule à tous les coins d’route.
— Attendez-moi un instant ! déclare tout à coup Carson, j’ai oublié le vaporisateur sur la table de chevet de la femme.
Elle s’éloigne en courant.
— Jolie personne, apprécie Pinuche, ses deux glaves en forme d’yeux posés sur la silhouette harmonieuse.
Le ministre branle sa hure.
— J’sus pas preneur, assure-t-il. Y a quéqu’ chose chez c’te greluse qui m’débotte. Son r’gard, j’croye. Elle te mate comm’ si tu s’rais la pire merde jamais tombée d’un cul. Elle est pas sortie d’la cuisine d’Jupiter, pourtant, si ?
Il ajoute :
— Et, turellement, m’sieur l’Antonio s’la respire à pleine bite, j’suppose ?
— Erreur, soupiré-je. Ce n’est pourtant pas le désir qui m’en manque.
Le Gravos violit.
— T’vas pas m’dire qu’elle chichite et r’fuse la tringlette ?
— Jusqu’à présent, elle n’admet pas la moindre allusion.
L’énorme ministre ôte de nouveau son chapeau pour, encore une fois, en essuyer le cuir.
— Ça fait quinze piges qu’j’ai pas porté un bitos neuf, explique-t-il, et çui-là m’gêne aux entournures. Pour t’en reviendre à ta gonzesse, t’employes pas la bonne méthode, l’artiss. Av’c ce genre d’mijaurée vanneuse, c’est deux beignes su’l’museau, et pose ton slip, bébi, qu’je te fasse un brin d’surchauffe. C’est pas du gazouillis qui convient à c’genre de mémé, mais des tartes !
Il philosophe sur le mode du soliloque :
— La tarte se perd, alors l’monde se perd aussi. J’en causais au président, avant-hier. J’lu disais : « L’sens des valeurs, ça commence par un coup d’pompe dans l’train, mon président. Tant qu’vous pigerez pas ça, vot’ nouveau régime vaudra même pas un régime d’bananes trop mûres. »
Le Valeureux se recoiffe. Puis il applique son énorme pouce contre l’une de ses énormes narines et se mouche à sa manière, laquelle n’a pas droit de cité dans le Guide des Bonnes Manières.
— J’espère, soupire-t-il, que c’qu’on va branlocher dans c’patelin fera pas trop d’vagues, qu’aut’ment sinon ça crérerait un incendie diplomatique, vu ce dont je suis. J’voudrais pas que les Chleuhs me déclarent personnage non gratin, ça pourrait gêner les rapports du président avec euss.
Il bâille.
— T’seras en France, la s’maine prochaine, Tonio, pour la fête à Pinuche ?
— Quelle fête ?
— On l’décore.
— De quoi ?
— D’un peu tout. J’y ai obtint la Légion d’honneur, les palmes académiciennes, l’ord’ national du Mérite, çui des lézards et lettres, la médaille d’honneur des Actes de courage et d’dévouement et celle d’la campagne d’Indochine, plus l’mérite Agricole consécutiv’ment à son jardin du Loiret dont il cultive je te dis que ça ! Ah ! il aura pas froid, c’t’hiver, pépère av’c sa batterie d’cuisine su’l’burlingue. On pourra l’inviter dans les noces : y fera bon genre, hein, la Pine ?