— D’accord, j’y vais ! Mais n’oublie pas que j’agis de la sorte à la demande expresse du président de la République. Si tout continue de bien aller, je disposerai bientôt d’un pouvoir qui, mis au service de la France…
— Arrête ta Marseillaise, ell’ m’fait pleurer les fesses !
Je m’éloignai de lui à pas mesurés. J’avais le cœur comme des oreilles d’épagneul ; et dans l’âme une vilaine musiquette funèbre.
Tout cela était insupportable à vivre.
Malgré tout, au fond de moi brillait la certitude que j’agissais comme il le fallait.
Il est des instincts profonds, des appels confus jaillis du destin, auxquels on ne résiste pas.
Et tout un tas de trucs, de bidules pas racontables. Tu entends des ordres, tu les exécutes. Jeanne d’Arc, quoi !
CHAPITRE PREMIER
Abdulah possédait un permis de port d’arme, au titre de je ne sais quoi.
La crosse de son revolver, en bois d’acacia ciselé, était ouvragée comme un meuble Renaissance et comportait un minuscule compartiment secret dans lequel il gardait sa « coke ». Quel flic se serait avisé d’aller chercher de la cocaïne dans une arme ?
Il se servait de la petite tirette de bois formant couvercle comme d’une cuiller pour puiser la drogue, étendait celle-ci sur une lime à ongles ébréchée qui ne quittait jamais sa poche supérieure, et sniffait une ligne de came deux fois par jour, avec une ponctualité de fonctionnaire.
Pour l’instant, il somnolait à l’intérieur du van, dégageant une mauvaise odeur aigrasse de sueur et de graisse.
C’était un homme d’environ deux mètres de haut qui devait peser ses trois cents livres comme rien. On ne comptait plus ses bajoues ; il lui en venait sans cesse de nouvelles au gré de ses mouvements de tête. Il était basané, mais dans les tons gris et faisait penser à un Noir malade. Il dormait la plupart du temps, telle une bête qu’on ne sollicite pas.
Je reniflai avec écœurement sa sale odeur bestiale.
Duck s’aperçut de la chose et eut un imperceptible sourire.
— C’est son seul défaut, me dit-il à mi-voix.
— Peut-être, maugréai-je, mais j’ai horreur des gens qui puent, c’est un peu comme s’ils étaient déjà morts.
— Je vais vous arranger ça, fit Duck en tirant un énorme cigare de son double étui qui ressemblait à une cartouchière de Cosaque.
— Une odeur, aussi forte soit-elle, n’en a jamais masqué une autre, dis-je ; elles s’additionnent, mais ne se neutralisent pas.
Il alluma le havane avec le rituel requis. J’admirai la grâce de ses gestes. Aucun homme ne m’avait jamais autant impressionné que Duck, le « maître » du Big Between. J’aimais sa belle tête blanche aux longs favoris légèrement frisottés, son teint ocre, ses yeux clairs, l’aristocratie de ses mouvements. Il ressemblait à Bernadotte, à Lee Marvin, un peu aussi à Lamartine. C’était à mes yeux un souverain. Il le sentait si bien qu’il ne portait jamais autre chose qu’un smoking, même à huit heures du matin. Cette tenue incongrue surprenait, certes, mais elle lui allait si parfaitement qu’il paraissait être né avec ça sur le dos.
Duck portait le monde à bout de bras, sans effort, comme un ballon de plage, se permettant même de le faire tourniquer au bout de son index, parfois.
Il parlait assez peu, toujours de façon plaisante et précise car il avait horreur des phrases superflues. A son contact, on s’apercevait que l’existence est faite à quatre-vingts pour cent de déconnages inutiles.
Le léger zonzon du climatiseur accentuait l’engourdissement régnant à bord du véhicule aux vitres teintées. De l’extérieur, il était impossible de distinguer quoi que ce fût de l’habitacle. Il faisait frais, presque suave dans le van, alors que la température du dehors avoisinait 40° à l’ombre dans ce faubourg de Tanfédompa (Pérou). Notre véhicule se trouvait en bordure d’une immense place galeuse, sorte de terrain vague au centre duquel s’érigeait l’humble chapiteau d’un cirque pouilleux. Le van avait l’air d’appartenir à celui-ci. Extérieurement, il était délabré à souhait et personne n’aurait pu soupçonner le confort dont nous jouissions à l’intérieur.
La vitre tournée vers l’extérieur était munie d’un verre grossissant panoramique qui nous permettait de surveiller un angle très large du quartier.
Duck tira quelques bouffées de son cigare, mais il le fumait principalement « avec les doigts », le faisant voluptueusement rouler entre le pouce et l’extrémité de son index et de son médius.
Je coulai un regard saturé sur le paysage désolé par la canicule : des maisons blanches à un étage, avec des toits de traviole ; leurs volets clos soulignaient l’ardeur de la chaleur. On ne voyait âme qui vive, à l’exception d’une poule téméraire qui s’obstinait à gratter le sol défoncé de la rue, sans grand espoir. Une vieille guimbarde rouillée stationnait devant l’une des masures, une espèce de camionnette bleue qui devait avoir plus de vingt ans et dont les derniers chromes accaparaient le soleil.
— Ça ne se bouscule pas beaucoup dans le secteur, soupirai-je.
— La sieste ! répondit Duck.
— Vous êtes certain que ce sera pour aujourd’hui ?
— Toute certitude reste hypothétique, fit-il.
La fumée de son cigare sentait bon et me donna envie de fumer. Alors Duck sortit son étui de sa poche et me le présenta, comme si j’avais énoncé ma pensée à haute voix. Chaque fois il me faisait le coup, et chaque fois je ne pouvais contenir un tressaillement de surprise. Ça devait l’amuser mais il n’en laissait rien voir. Je refusai le cigare car j’aurais eu trop peur d’avoir l’air d’un branque avec un machin pareil dans la gueule.
— Je ne sais pas si nos petits amis préparent quelque chose, en tout cas ils ne donnent aucun signe de vie.
— Oh ! que si ! affirma Duck.
— Montrez-moi !
Il me désigna par l’autre partie vitrée du van, le petit cirque, avec ses guimbardes d’un autre âge. A l’intérieur de celles qui servaient de cages, quelques animaux mités, fauves dérisoires sonnés par la chaleur, roupillaient comme des descentes de lit à un étal du marché aux Puces.
— Voulez-vous dire qu’ils sont planqués dans le cirque ?
— Le cirque c’est eux !
— Comment ça ?
— Ils l’ont racheté à un vieux saltimbanque malade, uniquement pour monter l’opération Streiger. Ça fait quatre jours qu’ils sont à pied d’œuvre, à identifier l’homme formellement et à préparer son enlèvement.
J’émis un petit sifflement comme je le voyais faire dans les films « C » qu’on nous projetait au patronage les dimanches de pluie.
— Ils emploient les grands moyens ?
— Les Israéliens ne regardent pas au prix quand il s’agit de récupérer un criminel de guerre.
— C’est payer cher la vengeance.
— Pour eux, il ne s’agit pas de vengeance, mais de justice. Le ciel est encore plein de nuages chargés des fumées des camps de la mort. Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
— Lavoisier, conclus-je. Ce type doit avoir cent ans, non ?
— Pensez-vous : il est né en 1917.
— Il a commencé tôt dans l’horreur.
— Question de vocation.
Nous restâmes un sacré moment silencieux. Le cigare de Duck semblait ne pas se consumer, comme s’il était artificiel, avec un bout incandescent bidon.
L’énorme Abdulah dormait toujours dans son fauteuil pullman, avec sa chiée de mentons en accordéon. Son énorme bouche lippue laissait filtrer un souffle long, régulier.