Elle continue de fuir mon regard. Sa voix est neutre, plutôt froide. Elle ajoute :
— Je vois mal ce que nous pouvons encore espérer.
Ce qu’elle me tenait, cette fille ! J’étais obsédé par elle. Mon sang se mettait à bouillir quand je la contemplais. Et puis, bon, très bien, je l’ai possédée cette nuit, et, bien que ce fût intense, je conserve de cette étreinte — à cause de ce qui a suivi, sans doute ? — une confuse amertume. Dans le fond, je me suis davantage régalé avec la petite fille de mamie Streiger. Ce fut moins violent, mais d’une volupté plus suave. C’était doux, lent, musical. La flûte de Pan (dans la lune !). Un nectar…
Et mes gambergeries s’enchaînent. Je récapitule, ne voulant pas capituler. La nuit dernière, « les autres » se sont emparés de Streiger. Ils ont dû aussitôt le « questionner » avec leurs méthodes « à eux » pour savoir ce que je foutais avec lui à Bärbach. Malgré son endurance, sa cuirasse, il a parlé. Alors « les autres » ont filé à l’église pour s’emparer des documents et ont décapité l’Allemand et mis sa tête dans la cache : leur signature ? Ils m’ont fait une sacrée farce.
Et tout cela s’est passé à quelques centaines de mètres de la maisonnette où je sautais la petite nièce du nazi. Par une fantastique ironie du destin, ce type au cœur de pierre, qui a laissé pendant près d’un demi-siècle sa mère sans nouvelles de lui, est venu mourir tout près d’elle, en même temps qu’elle !
Jolie histoire à raconter, n’est-il pas, sir ?
Je m’arrache à mes songeries moroses.
Un automate, l’Antoine.
Je quitte ma piaule à pas lents.
— Tu vas où est-ce ? demande Bérurier.
L’ignorant moi-même, je sors sans répondre.
Comme je parviens au bas de l’escadrin, une porte s’entrouvre et ma belle hôtesse montre un quart de sa personne opulente, drapé dans une longue chemise de nuit rose, pleine de dentelles noires qui dénudent abondamment sa gorge et ses brandillons.
— Vous ressortez ? chuchote-t-elle en entrebâillant davantage la porte, sa chemise et, j’en mettrais ma main au feu, sa moulasse quinquagénaire.
— Je ne peux pas dormir, je vais prendre l’air.
— Vous ne voulez pas venir bavarder un peu ? propose la chère femme dont les glandes mammaires (et vas-y donc, c’est pas ton père) sont agitées comme les testicules d’un paveur en train de manœuvrer un pic pneumatique.
— J’ai déjà donné, soupiré-je.
Je poursuis mon chemin, lesté de son regard déçu.
La nuit, le bourg, les bruits de l’univers assoupi. Un oiseau nocturne lance un cri pour film d’épouvante. Un autre lui répond, plus loin. Encore une histoire de baise qui se mijote, tu paries ?
Tout est si paisible en apparence, et cependant il vient de se perpétrer des rapts, un assassinat, des fouilles…
Quelque chose me tarabate l’estomac comme une nausée qu’oserait pas dire son nom ; ça ressemble au mariage d’une déprime et d’une crise de foie.
A l’idée de revoir Duck, mon guignol s’accélère. L’homme au smoking va me regarder, et ses yeux formeront une espèce de fourche acérée qui m’embrochera. Je vais…
Je vais, feutrant mon pas afin de n’éveiller personne. Laissons pioncer les honnêtes gens.
Un pied devant l’autre. Tu peux faire le tour de la planète ainsi, en passant par le détroit de Béring, une année où il est gelé.
Je parviens devant le bureau de poste. Voilà le renfoncement au fond duquel se trouve la petite maison rose de feu Frau Streiger.
Sur la gauche, l’église où gît la tête de son odieux rejeton. Dans combien de temps sera-t-elle découverte ? Des décades ? Un siècle ? Ça fera un papelard dans les gazettes bavaroises. Une énigme locale. A moins que d’ici là… Le monde, tu sais en quoi ça consiste ? C’est fragile, ces petites bêtes, par les temps qui vont. Missiles (dominiciles), tatomique, tout le cheese ! Mais où sont les panzers d’antan !
Mes chers pieds m’entraînent en direction de la maisonnette où se lisent de discrètes lumières. Celles de la mort qui demande à être veillée.
J’arrive à la porte et manie le petit heurtoir.
Toc, toc !
Le Petit Chaperon rouge vient m’ouvrir.
Elle est délicieuse, en noir, Heidi. Rien de plus bandant qu’une orpheline : tous les vieux sadiques diplômés te le diront.
Elle réprime un élan de joie, que dis-je : de bonheur ! en me découvrant à la verticale sur son paillasson, là où se tient debout, le matin, la boutanche du laitier.
Ses joues délicatement rose aubépine s’empourprent façon pivoine. Elle a un temps d’arrêt, puis pose sa tête sur mon épaule. Mes grands deux bras se referment sur elle. Je la presse, l’éprouve, la renifle. Elle sent la rose trémière, la paille neuve, la jeunesse.
Nous demeurons un bon moment soudés. Des musiquettes (musiquéquettes, plutôt) retentissent au fond de mon âme comme auprès d’une crèche à Noël.
— Mon petit oiseau d’amour, je lui mouimouille dans l’oreille.
Elle s’écarte de moi, pose un doigt sur ses lèvres, me fait signe qu’elle n’est point seule. A chuchotis imperceptibles, elle m’explique que deux voisines sont venues veiller la morte qu’on enterrera demain. J’y rétorque par le même canal (auditif) qu’excuse-moi, chérie dearlinge, je vais me retirer sur la pointe des nougats.
« Non, non ! elle implore. Venez par ici, au salon, ça vous ennuie de m’attendre dans le noir ? »
« Penses-tu, mon tendron ; ce sera un plaisir. Elles vont bientôt décarrer, tes pies-borgnes ? »
« Pas avant le jour, mais elles somnolent. Dans un moment, je leur dirai que je vais me reposer et je viendrai vous rejoindre. »
Chère douceur ! Rosée éblouissante ! Bouton de vie ! A la regarder, mon écœurement pour Carson (si je puis dire, mais essaie un peu de m’en empêcher et tu verras ta gueule !) croît.
Insensé ce phénomène ! Je la convoitais jusqu’au délire, je la prends, et brusquement, après avoir chopé un panard monstre, voilà que je désaffecte. Qu’un sentiment de rejet s’opère.
Pour dire, on est bien de drôles de machines, les mecs, non ? Tellement bourrés de contradictions qu’on ne peut plus compter sur soi, ce qui est un comble !
Me voici dans la pièce baptisée salon, à peine éclairée par la lune qui se faufile à travers les fentes des volets. Heidi me désigne un fauteuil du type voltaire. Je suis un trop grand admirateur du sire de Fernay pour le refuser. La môme m’abandonne et remonte. Quelle salade va-t-elle bonnir aux voisines ? Je lui fais confiance. Une femelle, même pure comme l’auroch, quand il s’agit de virguler un vanne, ne craint pas pour elle.
Intérieur douillet. Mes yeux s’accoutument aux ténèbres, je distingue une quantité folle de plantes en pots. Des patiences tombantes, des philodendrons escaladeurs, des caoutchoucs vernissés. Et puis des chiées de menus objets de porcelaine ; et aussi des coussins de velours avec le dessus brodé au canevas empilés sur une banquette de bois ancien. Et il y a la classique horloge à balancier avec son sempiternel tic tac. Toute une éternité coagulée dans cette pièce. Des photos de famille aux murs, des chromos niais, et des laideurs kitch durailles à imaginer, qu’il faut vraiment être un Allemand pété pour concevoir ces tarabiscoteries de cuivre ou de faïence.
J’allonge mes quilles, laisse pendre mes rames par-dessus les accoudoirs. Relax, Max ! La vie continue. T’as perdu une bataille, t’as pas perdu la vie. Même perdre la guerre c’est pas grave, pourvu que tu puisses assister à ta défaite. Les vrais baisés sont ceux qui ne peuvent assister à leur victoire pour cause de décès.