Alors, il tire ! Tire…
Il avait un chargeur de huit. Ça part dans le plancher, dans la deuxième mémé, dans le portrait de Hans Otto Streiger, le grand-père Feldwebel, mort à Verdun en tant qu’uhlan, dans la table de nuit recelant un pot de chambre datant de la guerre de soixante-dix, et encore dans les pauvres dames veilleuses, que merde, elles auraient dû rester devant leur Dubonnet !
Quel sauvage, ce type.
Tiens, rrrran ! Cette fois, je lui fêle la coquille et il reste out.
San-A, vainqueur par k.-o. Mais à quel prix !
Bon, par quel bout attraper ce carnage ?
Je respire un grand coup l’air saturé de poudre.
A cause du silencieux, tout s’est passé sans tapage.
Dans son lit, Mémé continue d’éterniser, avec sa mentonnière du dimanche et ses mains jointes sur un crucifix. L’une des braves femmes à chignon a dérouillé sa bastos au-dessus de la lèvre supérieure et ça forme un étrange trou entre la bouche et le nez. Un trou duquel sort le râtelier brisé. C’est plein de sang et elle est aussi morte que sa vieille copine allongée sur le plumard. La deuxième pleureuse râle à gros flocons du fait qu’elle en a ramassé une dans un poumon. Ça la gêne pour rigoler, crois-moi. Une mousse terrifiante lui sort de la bouche. Elle clape si mal qu’elle décide d’arrêter là ses efforts et va rejoindre les deux autres au paradis des commères.
Ben dis donc : ça se dépeuple rapidos, Bärbach, moi je trouve.
Mon second tagoniste possédant le même équipement que son acolyte, je lui mets à son tour ses menottes.
Et maintenant ?
Dis, quel sale temps ! Je vais m’arracher comment de ce tas de merde ? Va y avoir un sacré cri dans toute l’Allemagne. Et ça débordera des frontières.
Il est pas frais mon avenir.
Je vais sur le palier et je hèle Heidi.
— Tu peux venir, mon âme ; j’ai fait le ménage !
Façon de parler. M’est avis que le plus gros reste à faire.
La mignonne sort du salon et hésite.
— N’aie pas peur du vilain, il est inoffensif.
Elle contourne le mec, effrayée d’avoir ça sur son beau parquet fourbi. Quand elle parvient au premier, je la saisis dans mes bras et la berce doucement.
— Et l’autre ? souffle-t-elle.
— Je l’ai neutralisé également. Seulement, le bougre a mal pris la chose et a fait des dégâts.
— Je vais voir.
— Attends, il n’a pas seulement cassé le globe de verre et troué la photo de grand-papa, il a aussi un peu tué les voisines.
Elle se voile les yeux.
— Oh ! mon Dieu ! Ce n’est pas vrai !
Je lui montre le désastre de Pavie. Elle regarde avec l’hébétude des accidentés gisant sur le talus et se met à sangloter.
— Je sais, mon lapin, je sais, c’est terrible, lui dis-je ; mais il vaut mieux qu’il ait tué ces vieillardes que toi, cher ange d’amour !
— Sans vous !… hoquette-t-elle.
Sans moi, elle gardait son berlingue, mais perdait peut-être la vie.
— Viens, allons dans ta chambrette.
— Il faut prévenir la police !
— Rien ne presse, essayons auparavant de faire le point, chérie.
Vaincue par ma douce autorité, elle m’accompagne dans la pièce voisine.
Pour commencer, je la cajole un peu. Elle tremble de saisissement, la pauvre petite fille.
Alors : mimis brûlants sur la nuque, main glissée par les échancrures, salut aux loloches palpitantes. Tout doux ! Tout doux…
— Mais qu’est-ce qu’ils voulaient, ces sales gens ? finit-elle par demander.
— Justement, c’est ce qu’il faudrait parvenir à déterminer avant de donner l’alarme. Une fois la police sur les lieux, nous perdrons le contrôle de la situation. Or, il est essentiel que nous sachions, Heidi.
— En faisant quoi ?
— En le leur demandant quand ils reprendront leurs esprits.
— Vous croyez qu’ils vous le diront ?
— Il faudra bien. Auparavant, je vais m’assurer qu’aucun complice ne les attend ; reste dans ta chambre, je serai là dans quelques minutes.
Elle m’agrippe à pleines mains.
— Vous reviendrez, c’est sûr ?
— Tu n’as plus confiance en moi, après ce que j’ai fait ?
— Si.
Je lui décerne une grosse pelle vorace qu’elle a bien méritée de la nation.
Les abords sont silencieux. Tu croirais jamais, à confier ta frimousse à la brise nocturne, qu’on vient de trucider des gens dans la maisonnette rose derrière la poste. Non plus qu’une tête de nazi usagé gît sous une dalle de l’église.
Ma courte inspection me permet de découvrir une moto garée dans un coin d’ombre. Une mille cm3 de marque japonouille, avec deux fontes de cuir que je m’empresse d’explorer. L’une contient un petit émetteur de radio, japonais lui aussi, car désormais, dans la technique de pointe, tout ce qui n’est pas japonais est nippon. Dans la seconde sacoche, je découvre une grande boîte de fer à manette dont l’intérieur est capitonné de feutrine, comme celles qu’utilisent les photographes pour coltiner leurs objectifs délicats. Mais au lieu d’appareils photos, la mallette d’acier contient de grosses ampoules de verre pleines d’un liquide blanc. Aucune étiquette ne renseigne sur leur contenu. Je referme la boîte et l’emporte dans la maison avec moi.
Le gazier du bas a repris ses esprits, et lorsque je reviens, il est en train de ramper en direction de la sortie.
— Pars pas, fiston, tu vas rater le meilleur ! lui fais-je.
Je le débarrasse de sa gapette à longue visière et de ses verres teintés, ce qui permet de constater qu’il est jeune, probablement arabe, et aussi courtois qu’un crocodile dont M. Hermès voudrait faire un sac à main. Son regard est minéral, d’un noir absolu, avec une brillance incommodante.
Moi, décontracté, je saisis la chaîne des menottes, bande mes forces, et me mets à le coltiner comme une grosse valoche de ma main libre.
Parvenu au premier, je le balance sur le plancher, au côté de son pote toujours inanimé. Faut dire que je lui ai pas fait de cadeau, à ce deuxième lascar, et que mon coup de crosse aurait troué le blindage d’un char d’assaut. Le vilain bruit qu’il émet ne me dit rien qui vaille.
Je le démasque à son tour. Lui aussi est jeune, mais il ne s’agit pas d’un Arabe. Il est rouquin pire qu’un incendie de forêt, avec un bec-de-lièvre rose, et une peau dégueulasse, criblée de petits trous : variole ou chevrotines ?
Dans les cas coriaces, un interrogatoire, ça commence pas par petit a, petit b. Il n’a de chances d’aboutir que lorsqu’il déroute.
— J’ai trouvé ça dans la moto, mec. Tu me racontes ce que contiennent ces ampoules ?
Il me regarde sans frémir, et son regard doit commencer à percer ma figure comme deux poinçons.
Ce mal élevé me déclare alors, en anglais d’Oxford ou de Fayrlhuir, qu’il me sodomise avec un bâton trempé dans de l’harissa, que je suis issu du croisement d’une chienne et d’un porc et que si un fâcheux contretemps ne lui permettait pas de me trancher les testicules et de me les faire manger, des amis à lui suppléeraient cette carence.
Je l’écoute gravement et opine.
Ensuite, je m’assois en tailleur près de lui.
— Je comprends parfaitement ton point de vue, assuré-je, malheureusement pour toi, le mien diverge, et comme c’est moi qui tiens le couteau par le manche, c’est toi qui risques de saigner.