La gentille Heidi montre le bout de son joli nez.
— Chérie, lui supplié-je, tu veux bien nous préparer du café ?
Elle opine. Ses yeux effarés s’attardent un instant sur l’affreux spectacle de ces mortes et de ces hommes entravés. De quoi hurler ! Ou bien s’en foutre. Trop c’est trop, non ?
— Surtout, ne change pas de culotte, ajouté-je, avant de la laisser partir, car je compte terminer ce que nous avions si bien commencé avant l’arrivée de ces messieurs.
Paroles réconfortantes. A son âge, le plaisir prime tout, et les filles de forte sensualité préfèrent un bon « Tiens, fume », à deux « Tu l’auras dans le train ».
Heidi exit.
J’ouvre la mallette aux ampoules.
— Puisque tu refuses de me dire ce dont il s’agit, je vais devoir me livrer à des expériences.
Je tends la main en direction de la petite table de chevet supportant le pot d’eau bénite dans lequel macère un rameau de buis. Elle est recouverte d’une plaque de verre découpée à ses dimensions, et maintenue en place par des pinces en acier semblables à celles qui fixent les nappes des restaurants à prix fixe.
Je pose la pince comme un binocle sur le pif de mon client. Dès lors, il est obligé d’ouvrir la bouche pour respirer. Il tente bien de secouer la tête, mais la pince vaut celle d’un homard catégorie poids lourd.
Me saisissant alors d’une ampoule, je la lui fourre de force dans la clape.
Il étouffe de plus en plus. Une immense terreur est apparue dans son regard. A la manière dont il a cessé de se trémousser et dont il garde la bouche ouverte, je déduis que le contenu de l’ampoule ne doit pas être un dérivé du sirop d’orgeat.
— Ecoute, blondinet, avec cette poire d’angoisse dans la gueule, évidemment, tu ne peux plus jacter ; si tu es d’accord pour qu’on cause, fais-moi signe ; alors je te la retirerai. Sinon, je te file un coup de saton très sec sous la mâchoire et l’ampoule se brise dans ta bouche. Si par hasard t’es d’accord dans un premier temps mais que tu refuses de parler dans un second, vite fait je te la refourre dans le bec et te tire mon penalty sans te laisser une deuxième chance. Ça marche ?
Alors tu sais quoi ?
Non, franchement, faut t’y dire ?
T’exiges ?
Bon.
Eh bien, magine-toi que ce zig convulse de toute la frime. Son regard vire au blanc. Il parvient à émettre un grand cri et, volontairement, fait éclater l’ampoule entre ses chailles.
CHAPITRE X
C’est bizarre, les réactions humaines, non ? Je le serinerai jusqu’à plus soif, c’est-à-dire jusqu’à la fin de mes jours.
Voilà un gars fou de terreur, qui, placé devant un marché, trouve le moyen de se sacrifier par panache, refusant de se soumettre à la force. Délibérément, dépassant sa peur, il plonge dans la mort.
Chapeau.
Je suis pas du genre fanatique, moi. J’ai toujours trouvé que le député Baudin était le roi des cons d’avoir voulu montrer comment on meurt pour 25 F. N’empêche que les bonzes qui se font cramer, les kamikazes fonçant à bord d’une torpille sur un barlu, ou les terroristes qui précipitent un camion bourré d’explosifs contre un bâtiment m’impressionnent. Ce sont des anormaux. L’homme est fait pour vivre et préserver sa vie par tous les moyens. Qu’il l’offre à une cause, voire à un instant d’exaltation, je trouve la chose assez phénoménale.
Remarque que, sur le moment, j’ai pas tellement l’opportunité de philosopher. Le liquide de l’ampoule est un explosif puissant, du style nitroglycérine, et pour le coup, la chambre mortuaire de Mamie Blues ne ressemble plus à grand-chose. D’abord, la tête du sabordeur n’existe plus. Y a son buste avec un trou et, chose curieuse, ça ne saigne pas tellement. Ensuite, mes fringues sont roussies par le souffle et j’ai des flammèches dans les cheveux. Ensuite, le plumard de la maman Streiger se met à flamber, et aussi la carpette. Je pige que ce qui m’a sauvé, c’est ma position accroupie. J’eusse été à la verticale, je serais coupé en deux au moment où je t’exprime, car l’explosion s’est opérée en forme de cône. La suspension est pulvérisée, les rideaux, les objets fixés au mur (pauvre grand-papa uhlan, définitivement anéanti).
Fissa, je m’éteins avec ce qui me tombe sous la pogne. Ensuite de quoi, je jugule l’incendie débutant. Fumée épaisse, âcre odeur… Sang et feu ! La mort ! La mort !
Merde ! Le copain du héros est une torche sur le plancher. Je virgule Mamie de son plume pour emparer le matelas (c’est macabre, ce book, je t’en écrirai un avec plein de fleurettes et de bébés roses la prochaine fois). Je flanque la pièce de literie sur l’enflammé.
En bas, Heidi hurle pour de bon, cette fois. Elle veut savoir mais elle n’ose pas grimper. Elle craque, la pauvre adorée ! Faut que je m’occupe d’elle.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est rien ! lui lancé-je depuis le palier, je descends tout de suite.
Dernière inspection de la chambre dévastée. Tout le monde est mort, oui ? Les vivants, levez le doigt ! Personne ? Bon. Le feu m’a l’air bien éteint.
Je referme la porte en partant, because les courants d’air perfides susceptibles de ranimer le foyer.
Machinalement, je récupère la valdingue. Un réflexe de flic.
Cette fois, je ne sais plus du tout où j’en suis.
Le plus joyce, c’est qu’on boit le café, elle et moi, en devisant. Comme si tout allait poil-poil, comme s’il n’y avait pas cinq morts à l’étage au-dessus, comme si la chambre n’était pas mise à sac et à demi carbonisée. Comme si l’aube qui se prépare était une aube comme les autres, avec un soleil timide pour aviver les géraniums des fenêtres et faire chanter les façades du bourg.
Je commence à piger qu’il y a une erreur d’aiguillage de ma part : ce n’est plus le Shin Beth qui est sur cette affaire, mais une autre organisation dont les desseins sont autres. Il est évident que les lascars, arrivés ici à moto cette nuit, sont ceux qui ont « récupéré » Virginia Salski à l’hosto. Or, l’un d’eux est arabe. Ces gens se sont branchés sur le coup pour obtenir les documents Bruckner. Comment ont-ils appris leur existence ? Mystère. Ils ont parfaitement joué leur partition : se sont emparés de Streiger, l’ont fait parler, l’ont liquidé ; et puis se sont aperçus qu’il manquait quelque chose d’essentiel à leur butin. Quelque chose qu’ils croyaient pouvoir trouver chez les deux femmes.
Quoi ?
Je souffle sur ma tasse brûlante. Une énorme tasse de grès, avec des fleurettes peintes.
— Vous êtes marié ? demande Heidi.
Non, les gonzesses, je te jure ! Une question pareille, avec des cadavres plein sa maisonnette ! Une question pareille alors que dans quelques heures elle sera en butte à tous les flics de Bavière et à tous les journalistes d’Allemagne.
— Non.
— Vous avez quelqu’un ?
Je réfléchis.
C’est quoi « avoir quelqu’un » ?
— J’ai ma mère que j’adore.
— Et une fiancée ?
— Pas exactement.
— Comment cela ?
— Il y a une fille qui m’attend, persuadée que je l’épouserai un jour. C’est plus et moins qu’une fiancée, c’est autre chose.
J’essaie de lui résumer Marie-Marie : nos étranges rapports, ces liens puissants qui nous entortillent sans toutefois nous unir réellement.
— Vous l’aimez ?
— Probablement. C’est bizarre… Je ne tolérerai pas qu’elle soit à un autre, et pourtant je ne me sens pas son mari.
Un temps. Quelque part, un coq chante en allemand. Je regarde ma tocante : elle raconte quatre plombes et des.
— Je me demande ce que je vais devenir, rêvasse Heidi.