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Je me dis que je suis vache d’être parti en abandonnant le Gros et Carson dans la poudrière. Et si du trèpe malfaisant se pointe et les neutralise ? S’ils s’attardent dans les locaux de l’Arabian Company et que tout leur explose sous le pif ? Dis, je deviens vermine dans la désilluse, mégnace. Bassement jalmince ! La revanche du cornard, je pratique ! Mauvais, mauvais ! L’homme qui perd sa sérénité pour sombrer dans les vengeries clapoteuses prend le chemin de l’indignité.

Je conduis avec hargne et rage. Je me roule dessus, mentalement.

La grosse blondasse me guide par brèves indications : la prochaine à droite… Tout droit jusqu’au pont de pierre, ensuite prenez à gauche…

J’obéis par routine. Automatisme.

La campagne est bioutifoule, vallonnée, boisée et rupine au soleil nouveau. Les constructions sont cossues, fleuries. Tu croirais jamais que la guerre est passée par là. Mais il y a déjà lurette. Le temps gomme tout ; refait les virginités.

On longe un petit lac charmant où de minuscules voiliers matinaux laissent la brise du morninge leur souffler au cul.

La route dont l’asphalte bleuté brille comme une peau de dauphin se met à serpentiner dans la montagnette. On entend égosiller les zizes dans les frondaisons pimpantes.

Ça se rétrécit un peu après un croisement. On file en direction de la forêt sombre. La vachasse me conseille de ralentir : comme quoi ça va être là, après le virage.

Et puis oui, en effet, c’est bien là : un petit chalet en bois brun foncé, presque noir, arc-bouté dans la pente et flanqué d’une pelouse vert pomme acide. Il y a des massifs de fleurs rouges, des ruches. Quelle plus forte image de paix pourrait-on souhaiter ? Les ruchers sont peints en jaune bouton-d’or, avec des toits en Eternit brun.

— Voilà ! fait simplement la radasseuse blonde aux chairs molles.

— O.K., descendons.

Je tire le flingue au silencieux.

C’est toujours un peu ridicule cet embout qui ôte sa pureté à l’arme. Ça fait plomberie, bricolage.

— Passez, je vous suis. A la moindre alarme je vous plombe !

Nous voici devant le sentier rechargé au ciment rose qui conduit à l’entrée du chalet.

— Appelez votre type, je veux qu’il vienne nous rejoindre.

Elle hèle, avec docilité :

— Professeur Lustseuche ! Vous pouvez venir, s’il vous plaît ?

On est stoppés à dix mètres de la maisonnette sombre. De la grande musique s’en échappe, renforçant la sérénité de l’endroit.

Un bonhomme paraît sur le seuil. Un gnome, pratiquement, sorte de Nimbus cordial. Petit, chauve, avec un gros nez chaussé de grosses lunettes à monture de cuivre. Il a un large sourire sans lèvres, pareil à une pastèque entamée. Il porte un vieux pantalon de coutil noir, un pull de laine à col roulé, avec, par-dessus, une espèce de gilet brodé, noir à motifs bleus. On pourrait croire qu’il est déguisé, l’apiculteur.

— Oh ! Martha ! Quelle surprise ! il exclame.

Et il descend vitement les quatre marches pour s’approcher de nous. Tout juste s’il ne se met pas à gambader de plaisir. Il louche si tant tellement qu’il ne doit pas lui être possible de regarder droit devant soi. Le voilà qui presse la main de la grosse avec une effusion de chef d’Etat serrant une louche homologue devant des caméras, sans seulement s’apercevoir qu’elle a des menottes aux poignets.

— Quel bon vent, Martha ? Il est rare que vous arriviez à l’improviste. Entrez, j’étais justement en train de prendre mon café, j’en ai une pleine cafetière, vous allez en profiter.

— Nous n’avons pas le temps, professeur, répond Martha. Je viens récupérer les plans que je vous ai fait apporter !

— Seigneur, déjà ? Mais je n’ai pas eu le temps de les étudier à fond ! C’est une invention passionnante, savez-vous ! D’une implacable nocivité, mais géniale ! Anéantir instantanément le sensoriel d’un individu tient du prodige. Imaginez, Martha, ce que peut ressentir un humain privé brutalement de ses cinq sens. Il n’entend plus, ne voit plus, ne sent plus, ne perçoit plus tactilement, ne peut plus goûter ! C’est être précipité aux enfers ! Une monstrueuse plongée dans le néant de la vie. Vous continuez d’être, mais vous n’êtes plus rien ! Un corps vivant qui ne reçoit plus la moindre information sur ce qui l’entoure. La souffrance par l’horreur de la déstabilisation intégrale ! Plus d’équilibre, le vide interne, le pire de tous !

— Rendez-moi ces plans, Lustseuche ! fait Martha, peu sensible au lyrisme du petit homme.

— Bon, soit…

Le nain de Blanche-Neige (Mi-Prof, mi-Joyeux et vaguement Simplet) trottine jusqu’à son chalet. Nous le suivons. La porte-fenêtre donne directement sur son living. Une table de bois ciré, avec son petit déjeuner…

Nous pénétrons dans la pièce. Et juste comme je m’y engage à la suite de ma prisonnière, j’éprouve une désagréable impression au creux des reins. Je connais cette sensation pour l’avoir subie déjà plusieurs fois au cours de ma vie aventureuse. Quelqu’un m’enfonce le canon d’un flingue entre deux lombaires.

— Lâchez ça ! me dit une voix.

En allemand, mais je pige.

Fourré jusqu’à la gorge, Antoine. Bien fait, l’aminche, tu l’as cherché ! Tu le savais que la grosse avait alerté sa clique. Et toi, bonne pâte, tu faisais comme si tout baignait ! T’espérais quoi ? Que ça prendrait du temps pour se mettre en action ? Connard, va ! Elle a même réussi, Mémère, à faire passer notre converse sur la visite au professeur.

Un malheur ne venant jamais seul, deux gars sortent de la cuisine contiguë au living, dûment équipés de bricoles malfaisantes.

Moi, bon, je laisse tomber le soufflant. Le moyen de résister ?

Martha se tourne vers moi, goguenarde.

— Je n’avais pas dit mon dernier mot, n’est-ce pas ? ironise-t-elle. Allez, enlevez-moi ces horribles choses !

Elle me présente ses avant-bras entravés.

Et moi, je pense soudain que la clé des cadennes sont dans une des poches à Pinuche ; à Pinuche qui continue de roupiller à l’arrière de la charrette sans se gaffer de rien.

— Je vous demande pardon, mais je n’ai pas les clés.

Elle réalise.

— Oui, c’est le vieux qui les a, n’est-ce pas ? Eh bien…

Elle n’en casse pas davantage car Pinuche se la radine, tout mouillard, baffies en berne, nez plongeant, œil chassieux. Il tient l’arme secrète dans ses chères vieilles mains tremblantes d’écluseur de petits verres.

Ce qu’apercevant, l’un des petits potes à Martha se met à lui défourailler contre. La Vieillasse se jette sur le côté. Quand ça chie, elle trouve des réflexes, cette brave Guenille ! Les autres, du corps de ballet, s’en donnent à cœur joie. Moi, pour éviter le pralinage, je me suis lancé en arrière et voilà que j’atterris de dos sur la pelouse, la frite dans un massif de tulipes roses.

Ça vase à tout-va : bizzz, bizzz, bizz ! Ploc ! Du verre s’émiette, du bois éclate, du fer sonne. La Pine a un geste catégorique. Il avance le canon du tromblon dans la strass.

— Arrêtez ! hurle la grosse Martha qui vient de mesurer le danger.

Mais je t’en fous ! Ses archers pralinent de plus rechef ! Alors César tire sur la manette. Dans un ralentit étonnant, depuis ma botte de tulipes, je vois son geste. J’ai le temps de penser : « Peut-être que le magasin est vide, peut-être qu’il ne contenait qu’une charge ?

Mais non. Illico, tout se tait pour une ou deux secondes. Et puis des hurlements retentissent dans le chalet noir. La Martha, qui se trouve près de la porte-fenêtre, se roule déjà à terre. Dévale les marches.