— Qu’y a-t-il ?
— Vous voyez cette Dodge blanche, là-bas !
— C’est « eux » ?
— Oui.
Il ajouta, sans quitter la voiture du regard :
— Ils vont suivre l’autobus lorsque celui-ci repartira. Très bien. Abdulah et vous, descendez et allez récupérer la Camaro. Je m’en vais tout de suite. Faites-en de même. Prenez la route de Lima, le bus y retourne. A quelques kilomètres de la ville arrêtez-vous sur le bas-côté et soulevez le capot comme si vous étiez en panne. Lorsque le car et la Dodge seront passés, repartez et filez-les à distance. Surtout ouvrez l’œil car la chose aura lieu sur le parcours ou à l’arrivée.
J’eus envie de lui demander ce qu’il comptait faire, lui, mais sachant qu’il abhorrait les questions, j’obéis sans chercher à obtenir de précisions.
Une fois que nous fûmes stoppés sur la route, je me mis à regretter la climatisation délicieuse du van. Malgré que l’après-midi touchât à sa fin, le mahomet continuait de souquer ferme et on morflait sérieusement.
Le capot redressé nous transformait en naufragés. Il y eut un vieux tacot piloté par un brave mec fringué comme pour la pube du café Jacques Vabre qui s’arrêta pour nous offrir aide et assistance, mais j’assurai à cet altruiste de mes deux que nous attendions une dépanneuse, ce qui ne laissa pas de le surprendre vu que les dépanneurs, dans ce bled merdique, tu m’as compris ?
Il repartit avec ses bonnes intentions et nous continuâmes d’attendre.
Abdulah parlait anglais comme feu De Funès dans ses films et bredouillait comme s’il avait la bouche pleine de bonbons. Jacter lui survoltait les salivaires. Quand il en cassait, un double filet de vilaine bave blanche stalactiquait à ses babines. Il avait la bouche épaisse et grise comme un con de jument, et maintenant qu’on mijotait dans la fournaise, ce tordu se mettait à fouetter pire qu’une poissonnerie en fin de semaine. Franchement, c’était pas le genre de compagnon avec lequel j’aurais passé mes vacances au Club Méditerranée.
Je morfondais en contemplant le paysage aride, que ne parvenaient pas à égayer les grands candélabres des cactus. Le côté Ernest le Rebelle, ce chef-d’œuvre d’humour de Jacques Perret. Le monde, il faut l’inventer soi-même, sinon, en fin de compte, il est partout pareil. Le dépaysement, c’est dans ta tronche, l’ami, seulement dans ta foutue tronche assoiffée d’exotisme, si tant tellement que tu te le fignoles à la demande.
Enfin, il y eut une rumeur de mouches à merde tenant meeting, au bout de l’horizon. Le nuage safrané se pointait, avec, en son milieu, le pauvre autobus sorti d’un bouquin de Steinbeck.
Je fis claquer mes doigts. Aussitôt Abdulah et moi plongeâmes derrière le capot et nous mîmes à examiner le bloc-moteur, avec ses soupapes, son delco, toute son entraillerie bagnolarde, si belle à lire sur les fiches techniques, mais si conne à contempler que, merde, on se demande comment une tire peut arriver à accomplir deux cent mille bornes avec ces tuyaux imbriqués et ces bouts de câbles qui commandent tout.
Le bus nous noya dans sa poussière d’or en passant. Il puait l’huile bouillante comme un beignet trop tard sorti de la friteuse. Ça nous fit tousser comme tout un sanatorium d’avant Fleming, quand les tubars glaviotaient encore leurs éponges.
A peine le nuage s’éclaircit-il qu’un second nous saupoudra à son tour : la Dodge.
J’eus le temps pourtant de distinguer quatre hommes à l’intérieur. Des gringos.
Les deux véhicules s’éloignèrent, le premier poussif, donnant tout ce qu’il pouvait de ses dernières ressources, le second, souple et retenant les siennes.
— Allez, go ! fis-je à mon compagnon en rabattant le capot.
J’attendis que la route fût déserte pour décarrer à mon tour.
Abdulah sortit un flacon plat de l’une de ses fouilles vastes comme des poubelles et me le tendit.
— Tequila ? me proposa-t-il.
Comme mes papilles gustatives ne bandent pas pour l’alcool à brûler, je repoussai son offre. Alors, il s’engouffra tout le contenu de sa boutanche et ça ne fit pas plus d’effet que quand tu jettes ton emballage de chewing-gum.
Je me demandais où Duck était allé pêcher ce mammouth. Dans un cirque, probably, où il devait faire le numéro des deux camions qu’un colosse parvient à neutraliser alors qu’ils foncent dans des directions opposées. Ou alors il supportait quinze personnes sur ses épaules, le Jean Valjean des souks !
Un accident de la nature. Ça se rencontre : nains, géants, siamois, gus sans bras… Ou alors l’extrême colosse d’acier. Indestructible ! Le rêve ! Donjon ambulant ! Carcasse à toute épreuve. James Bond cogne dessus sans parvenir à l’ébranler.
On roulait mou, pas rattraper le cortège. De Duck, plus du tout aux horizons, confins. Disparu, mister Superman. Englouti dans l’espace, avec son van et son smokinge.
Soudain, comme le cheval au papa d’Hugo, je fis un écart. Le poste de radio, que pourtant je n’avais pas branché, se mit à jacter. C’était la voix du boss.
— Vous allez bientôt arriver à Tupinamba, disait-elle ; l’autobus s’y arrête, recollez un peu au peloton pour le cas où la chose se produirait dans cette localité. Si vous voyez que la Dodge attend derrière le car, continuez votre route à faible allure et embusquez-vous dans un point adéquat de façon à ne pas être repérés quand ils passeront.
Je répondis « O.K., bien reçu » et enfonçai le champignon.
En cinq minutes, j’aperçus les deux nuages ocre à la queue leu leu sur la route sinueuse.
Je conservai l’espacement et roulai jusqu’à Tupinamba. Mais rien ne se produisit dans cette localité. Le bus stoppa sur la place de l’église au style baroque et la Dodge se plaça dans l’ombre déchirée d’un bouquet d’arbres chétifs.
Fidèles aux consignes de Duck, nous poursuivîmes notre route.
A quatre bornes environ de Tupinamba, il y avait un cortijo en ruine sur le bord de la route. Se placarder derrière ses murs à moitié écroulés était du gâteau. Je remisai la Camaro dans ce qui avait été une écurie et descendis à la recherche d’un peu de fraîcheur, car une fois le moteur coupé, l’air conditionné de son sapin ne fonctionnant plus, la chaleur devenait poisseuse dans l’habitacle. Abdulah fouettait de plus en plus fort, comme des abattoirs en grève.
Les lieux « frissonnaient de lézards », comme l’écrivait si bellement une romancière, juré du prix Fémina, dans son livre.
L’endroit sentait un peu le foin et la vermoulance, plus des remugles d’animaux. C’était âcre mais pas trop désagréable, car ces senteurs me rappelaient des moments d’enfance à la campagne dans une masure louée par mes parents, laquelle comportait une grange abandonnée dont le toit s’affaissait en son centre comme un coussin de caissière. Avant qu’on y aménage des gogues de fortune (cabane au fond du jardin), c’était dans la grange qu’on allait dépaqueter. Tout cet espace pour une merde, hautement grisant ! Tu choisissais ton emplacement. Après tu filais une pelletée de terre par-dessus, pas être en reste avec le genre animal ; l’homme au moins l’égal du chat, noblesse oblige.
J’attends de nouveau, dans l’ombre mauvissante. Abdulah est allé s’accroupir dans un coin.
On croirait jamais, à nous voir, que nous sommes à l’orée d’un monstre coup de main et qu’il va bientôt chier des bastos. Incohérence biscornue des instants creux avant les instants capitaux. On joue relâche, quoi !
Une vingtaine de minutes s’écoulent. Plusieurs véhicules passent dans un sens ou dans l’autre. Et puis revoilà le brave vieux car. Je me mets à l’aimer comme on se prend de tendresse pour une bête de somme épuisée mais courageuse.