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La Dodge toujours, à quelques encablures. Il n’a donc rien remarqué, le chauffeur en short ? Doit pas trop se poser de questions dans l’existence, cézigue.

Je fais un signe à Abdulah. L’énorme masse grise réintègre la Camaro. Et une nouvelle baguenaude reprend.

Ça dure une petite heure avant qu’on déboule dans les faubourgs de Lima. Le bus stoppe rue du Président-Simon-Kusonne. Plusieurs voyageurs quittent le véhicule. Ils se dispersent.

Achtung ! La Dodge a achevé de filocher le tobus. Elle s’engage dans une longue rue bordée d’arbrisseaux malingres trop compissés par les chiens errants, trop malmenés par le soleil…

Plus dur de la filocher dans cette voie étroite et surpeuplée.

La radio se fait entendre :

— San-Antonio, nos hommes suivent quelqu’un, donc ils se déplacent à une allure de piéton, abandonnez la Camaro et continuez à pied.

C’était un peu ce que j’étais en train de penser. Je moule la tire, la ferme à clé sans grand espoir. Si on reste absents trop longtemps, il m’étonnerait qu’on la retrouve entière. Les silhouettes équivoques qui glandouillent alentour auront tôt fait de taxer ses pneus, voire de la désosser. Enfin, on ne va pas s’attarder sur ces mesquines considérations.

— Go ! dis-je à l’éléphant man qui me sert de bouffon.

C’est ce qu’il pige le mieux, en fait d’anglais, le khalife. « Go » et aussi « stop ». Deux mots clés, en somme.

On s’élance dans la rue sans trottoirs et sans pavés. Des gosses qui se poursuivent nous bousculent. Quelques jolies filles crados, à la peau de miel et aux yeux en pépins de chirismoya me sourient. Je leur cligne de l’œil, histoire de ne pas laisser perdre leur invite.

On y va coudes au corps car la Dodge a pris de l’avance. J’essaie d’apercevoir la personne qu’elle file ainsi de son allure de corbillard, mais la foule est trop dense.

Bientôt, nous parvenons à une dizaine de mètres d’elle. Elle remonte toute la longueur de la rue. Au sommet de celle-ci, ça débouche sur un quartier moins pouilladin. Une alignée de petites bicoques modestes, toutes agrémentées d’un jardinet grand comme ta table de salle à manger. Les poteaux électriques, en forme de « T », titubent sous le poids des fils en portée de musique horizontale.

Maintenant je peux repérer la personne filée. Il ne s’agit pas d’un homme, mais d’une sorte de sauvageonne brune lestée d’un grand panier carré à couvercle et d’un carton d’épicerie maintenu fermé par une ficelle. Sa charge doit être lourde car elle la dépose fréquemment pour reprendre haleine.

A un certain moment, elle s’assoit sur un muret de briques. La Dodge a stoppé. Ses occupants n’en bougent pas. Ils guettent. La sauvageonne repart courageusement. Elle a une vingtaine d’années, elle est plutôt petite, avec du poil aux pattes. Ses cheveux longs sont tordus en une seule grosse natte qui passe par-dessus son épaule droite. Elle a une jupe rose, toute froissée, un chemisier de coton blanc plein de taches, des chaussures de cuir à lanières. Aux oreilles des boucles de pacotille, en cuivre.

Elle presse le pas comme quelqu’un qui fournit l’ultime effort, étant proche de son but.

Effectivement, elle parvient devant une bicoque un peu plus pimpante que les autres malgré son toit d’Eternit.

Elle se fige, regarde derrière elle pendant un bon moment. A-t-elle senti qu’elle était suivie, ou bien agit-elle ainsi selon un code de prudence habituel ?

Elle paraît attendre quelqu’un.

Et ça dure…

Ça dure… Je te mens pas : au moins trente minutes.

Au bout d’environ ce temps-là, comme dirait Jean-François Revel dans son Ode à Lecanuet, voilà qu’une énorme matrone débouche de la maison, traînant un sac-poubelle qu’elle balance carrément dans la rue, au bord de l’espèce de caniveau qui draine les eaux usées.

Elle jette un regard à la fille aux bagages. Laquelle reprend sa route.

Et moi, j’analyse, comprends-tu, Landru ? Faut pas croire que parce que je marche aux ordres de Superman Duck je suis devenu adjudant de carrière. Il a toujours sa belle gamberge ripolinée, l’Antoine. Fleur de coin !

Je m’écume à fond la pensarde et ça donne exactement ça : « les Dodge’s brothers filent la sauvageonne parce qu’ils croient qu’elle va les conduire à Streiger. La fille se pointe devant une maison et se met à attendre. Elle poireaute une demi-heure entre ses deux colis. Là-dessus, une femme sort de la maison, jette un paquet d’ordures et regarde la fille. Aussitôt, la fille s’en va. Je conclus que « quelqu’un » dans cette taule doit attendre la môme et surveiller la rue pour s’assurer qu’elle n’est pas filée. A la jumelle, of course ! Ledit quelqu’un a retapissé la Dodge arrêtée au loin avec ses quatre occupants ; et puis Abdulah et ma pomme aussi par la même occasion (en anglais : the same occasion).

L’intervention de la grosse mégère fait partie du code. La fille a pigé qu’il y avait du danger et s’est esbignée.

Alors moi, Antonio le Grand, pardon : le Sublime (j’oubliais que j’avais mis mes bandes protectrices aux chevilles), je me convoque de toute urgence pour une conférence au sommet. Et je me dis tu sais quoi ? Deux points, ouvre tes oreilles et les guillemets :

« Suppose, mon grand chéri, que tu sois le nazi traqué. Tu t’es organisé une vie de renard. Tu es sans cesse sur le qui-vive car tu n’as pas envie d’aller te faire suspendre par le cou dans une prison de Jérusalem. Aujourd’hui, y a alerte. La gosse que tu attends et qui t’apporte Dieu sait quoi a dans son environnement des mecs pas catholiques (et pour cause !). Tu fais quoi, si tu es marle, mon drôle ? Tu te prends par la menotte et, fissa, tu t’emmènes promener. A capito ? Si Streiger crèche ici, il a fatalement prévu une sortie de secours. Et il est en train de les mettre à une vitesse qui pulvérise celle du son, voir même celle de la « luce ».

— Attendez ici, fais-je à Abdulah. Si les hommes de la Dodge pénètrent dans la maison et qu’ils ressortent à cinq, alors intervenez !

Je franchis un jardinet, sur ma droite. Une haie de fraisiers géants le borde. Je la franchis. Un mec basané sort furibard de sa taule et m’apostrophe pire que Bernard Pivot. Je lui présente mon poing avec juste le médius en l’air. Il aime pas, se rue. D’un coup de boule dans ses huit ultimes chicots je le rends chauve des gencives. Il tombe le cul sur ses vingt mètres carrés de gazon, les yeux au ciel, à la recherche d’Apollon 130, mais la fusée est en retard, s’étant paumée en survolant le triangle des Bermudes.

De l’autre côté de la haie, il y a un sentier galeux encombré de boîtes de conserve vides, de landaus sans roues, de roues sans vélo, de papiers gras, d’étrons secs, de cages sans oiseaux et d’oiseaux sans cage.

Nobody. Tout de même je détecte quelque chose, et c’est des bribes de fumée bleue dont l’odeur me dit qu’elle vient d’être produite par un moteur à deux-temps trois mouvements.

San-Tonio, tu veux que je te dise ?

Unique !

Un cas.

Rare.

Comme le marbre du même nom.

Je m’élance (d’arrosage). J’ai pas la prétention de battre un Solex à la course, que non ! Mais je me dis qu’en pareille circonstance, il est préférable de courir dans la bonne direction plutôt que dans une autre.

Au bout du sentier c’est une ruelle. Deux petites filles jouent à se raconter la bitoune de leurs grands frères.

En espingouin je leur demande si elles n’ont pas vu passer quelqu’un à mobylette ?

Mais que si. Il a pris à la dextre.