Il se lève et s’approche d’un poste téléphonique vert pistache, aux lignes futuristes (je devrais dire présentistes puisqu’il existe déjà). Il prend l’appareil et le porte sur le lit où gît le nazi…
— Afin qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, voulez-vous être assez aimable pour composer le 878-37-95, monsieur Streiger ?
— Qu’est-ce que c’est ?
— Vous le verrez bien. Faites !
Ce diable de Duck dégage une telle autorité que l’autre se met à pianoter les touches sous la dictée de l’homme au smoking.
L’appareil est équipé d’un diffuseur, on perçoit la sonnerie d’appel. Elle retentit par deux fois avant qu’on décroche. Une voix veloutée, dont il est difficile de déterminer si elle est masculine ou féminine, annonce :
— Ambassade d’Israël, j’écoute !
Streiger lâche l’écouteur comme si la fée Machinchouette l’avait transformé en un serpent venimeux. Duck s’en saisit promptement.
— Voulez-vous informer vos services secrets que l’homme qui vient de leur échapper va rentrer dans sa maison dans quelques instants ? Merci.
Il raccroche.
— Vous me tuez ! murmure Streiger.
— Non, rectifie mon éminent « associé », c’est vous qui vous suicidez.
Il se lève, époussette avec horreur une traînée de cendre qui macule son revers de soie et salue l’Allemand d’un hochement de tête guindé.
Il sort.
Je demeure seul avec messire Streiger. L’ambiance n’est pas à l’euphorie. Il a beau être chargé d’une bonne partie des péchés du monde, il m’inspire néanmoins quelque compassion. C’est une vieille épave à présent. Que reste-t-il dans cet homme du tortionnaire nazi de jadis ? Les quarante années qu’il vient de passer, perpétuellement sur le qui-vive, suant d’angoisse, sans cesse aux aguets, s’effrayant de tout, redoutant chaque être qui l’approchait, ont miné son moral, ruiné sa santé. Le soleil, une semi-misère, l’exil complet… Il a subi sa punition, vécu sa damnation.
— Vous prenez un coup de tequila avant de partir ? proposé-je. Ou bien préférez-vous du whisky ?
— Whisky.
Je me penche sur le bar roulant peuplé de boissons et lui verse une monstre rasade.
— Sec ?
— On the rocks !
Les gros cubes de glace s’entrechoquent. Bruit de vacances.
Il saisit le large verre en cristal taillé.
— Merci.
— Puis-je vous poser une question ? risqué-je.
Il relève ses sourcils par-dessus les parois du verre qui grossissent ses yeux, lui donnant un regard de batracien.
— Perdu pour perdu, pourquoi n’abandonnez-vous pas l’invention puisqu’on vous l’échange contre votre vie ?
— Je ne l’ai pas.
Il abaisse son glass et ajoute :
— Et puis, dites, une découverte datant de cinquante ans, croyez-vous qu’elle soit encore intéressante à notre époque où la science a pris un tel essor ?
— La roue a été inventée il y a bien plus longtemps et reste toujours valable.
Il hoche la tête.
— Peut-être, mais je ne possède pas ces documents.
Je m’appuie sur le montant inférieur du lit et me mets à le fixer avec une intensité de fakir.
— Pourquoi me regardez-vous de la sorte ?
— Je déchiffre votre visage, monsieur Streiger. J’ai suffisamment de psychologie pour savoir quand un homme ment. Et vous mentez !
Il détourne les yeux, avale une rasade de scotch.
— Réfléchissez, dit-il. Si je possédais la chose en question, pourquoi l’aurais-je gardée pendant près d’un demi-siècle sans chercher à en tirer parti ?
— Chacun possède ses raisons que les autres ne sont pas toujours à même de comprendre.
Streiger branle le chef.
— Si vous me reconduisez là-bas, je suis un homme mort ; vous croyez que je préfère être pendu plutôt que de livrer ce secret ?
— Oui.
— Ça n’a pas de sens.
— Non, sauf pour vous. C’en a fatalement un pour vous puisque vous adoptez ce comportement.
— Si vous disposez de sérum de vérité, administrez-le-moi, vous constaterez que je dis vrai.
— On vous en a déjà foutu quelques millimètres cubes dans le cul, cher monsieur, pendant que vous étiez out.
Il a un éclair de triomphe.
— Eh bien, alors ! Vous voyez !
— Cette méthode n’est pas infaillible. Un processus mental s’est opéré en vous. Au fil des décades, vous êtes parvenu à neutraliser la réalité concernant les travaux de Bruckner. En fait vous vous êtes conditionné pour vous persuader que vous en ignoriez tout.
— Hum, c’est bien fumeux.
— Mais c’est vrai ! Vous vivez dans une profonde solitude morale et vous avez eu tout le temps de tenter l’expérience. Je vais plus loin : quand vous affirmez ne rien savoir des documents en question, je suis persuadé qu’au premier degré, votre esprit accepte ce mensonge. Tenez, je vais plus loin : même si l’on vous torturait vous ne parleriez pas. Vous ne pourriez pas parler car vous êtes parvenu, à force d’autosuggestion, au point de blocage. Le phénomène est intéressant.
Est-ce l’effet du whisky ? Il est écarlate. Ses pommettes sont redevenues teutonnes ; elles vermillonnent comme des nez de clown.
— Je ne sais rien ! déclare-t-il catégoriquement.
— J’espère que c’est vrai, sinon ce serait ridicule.
La porte s’ouvre sur Abdulah, chargé à mort. Il a encore de la poudre blanche dans les naseaux, cézigue. Il vit la grande éblouisserie perpétuelle, en état de semi-extase. C’est peut-être pas fameux pour la santé, mais ça aide à supporter sa belle-doche !
Il va au lit, empoigne Streiger par la robe et le soulève du lit.
— Allons-y, soupiré-je.
Et c’est à cet instant que la grande idée me vient, sans crier gare, ni train, ni voie ferrée. Je suis comme ça depuis tout petit. A l’école, déjà, je me souviens… J’écoutais le maître d’une oreille distraite, et tout à coup, poum ! Une idée ! Ça concernait n’importe qui ou quoi : ma bonne amie du moment, mon vélo, les vacances… Une idée coup de poing qui me survoltait le mental. M’exaltait. Le maître croyait que j’avais pigé ses démonstrations ou explicances. Il me questionnait. Je séchais. M’en branlais au sang de sa science émiettée ! Tout ce qu’ils ont pu me dire, je leur fais cadeau. Ce que je sais, je l’ai appris tout seul en lisant des livres, en lisant la vie, en baisant, en aimant mon prochain comme moi-même pour l’amour de Dieu ! Les grandes éloquences, comme quoi le théorème de mister Pythagore, Pi trois-quatorze-cent-seize, le reste ? Dans l’oignon, mon grand ! Dans l’oigne, tout au fond fin fond ! Ils le sentaient bien, les profs, que j’en avais rien à cirer, que mon siège était fait et que ma vie s’organiserait autour de la vraie vie, sans les turpitudes du savoir sous cellophane. Diplômé des nuages, l’Antonio ! Docteur ès tendresse. Licencié en coïts ! Le pied, le foot ! Le tas, quoi ! Cette authentique grande école. Faculté de s’en foutre !
Et ma grande idée, elle éclôt tel le volubilis aux premières lueurs de l’aube.
— Vous savez au moins ce qui va se passer, monsieur Streiger ? je lui murmure. Pour vous, y a plus d’illuses à vous faire ; seulement nous, nous restons aux prises avec notre problème, qui est de récupérer les papiers. Du moment que la porte de vos confidences est verrouillée, on va frapper à d’autres.
Là, ça lui praline le caberluche plein fouet, cézigue. Son regard bleu clair, avec les stries sanguinolentes de la picole, paraît s’agrandir.