Il se fait un cinoche éclair ; passe en revue toutes les possibilités. La gamberge, chez l’homme, c’est un vrai fléau, si tu veux bien l’admettre. Les grandes épreuves s’opèrent dans le cigare.
— Qu’entendez-vous par là ? il susurre d’une voix morte.
— Votre entourage va passer au gril, vous le concevez, j’espère ? Les Israéliens, quant à eux, ne désirent que votre peau ; ils ont soif de votre sang, comme on dit dans les petits romans bon marché. Nous autres, ce qui nous intéresse, ce sont les documents Bruckner. Avant de nous avouer vaincus, nous allons tout tenter pour essayer de les découvrir. Les Juifs ayant raté votre enlèvement vont se contenter de vous filer une balle dans le ventre, et puis, une heure plus tard, une autre dans la nuque. Nous, nous allons récupérer la jolie petite sauvageonne de Tupinamba et lui éplucher le pedigree, la questionner bien à fond en espérant qu’elle pourra nous livrer des tuyaux en bon état.
— Ne faites pas ça ! s’écrie-t-il.
Que dès lors, il est à nous, le vieux mec ! Je viens de lui ôter sa godasse et sa chaussette pour mettre à nu son talon d’Achille.
Nous sommes assis sur une terrasse fleurie. On voit la mer, comme je vois ton cul quand je te brosse en levrette, fillette. Et paraîtrait que par beau temps, à l’aide de fortes jumelles, on aperçoit même le tropique du Capricorne !
Duck sirote un whisky de vingt ans d’âge dans lequel il a fait tomber quelques gouttes d’angustura, laquelle est un fébrifuge efficace, soit dit en passant. Il s’alcoolise rarement, juste pour fêter d’importantes victoires.
Il avale une menue gorgée de sa mixture, la savoure en la conservant quelques instants en bouche avant de descendez-on-vous-demande. Son palais ébloui se rince ensuite à l’air embaumé par les orangers en fleur.
— C’est cela qui me séduit en vous, me déclare-t-il tout de tu sais quoi ? Go !
Je visse sur l’homme au smoking un regard si candide qu’il ferait chialer un promoteur immobilier.
Duck explique :
— L’initiative, la psychologie. L’art de renverser une situation apparemment compromise. Le flair ! Surtout le flair ! Vous êtes un authentique policier.
N’en jetez plus ! Emmitouflé dans ses compliments doublés laine, je me sens devenir prix Nobel.
Il reprend, jugeant qu’il ne m’a pas passé la seconde couche :
— L’esprit de déduction est surprenant chez vous. Je vous écoutais, depuis la pièce voisine, et j’étais ravi par votre progression. Comment avez-vous senti que la fille jouait un tel rôle dans sa vie ?
— Vous venez de le dire : « Je l’ai senti. » Comme j’avais senti qu’il savait parfaitement où se trouvent les papiers de Karl Bruckner. Ceux-ci, c’est la dot de la petite. Lui mort, donc mis à l’abri des recherches par la volonté divine, elle allait pouvoir opérer des transactions avec le gouvernement américain ; il lui a écrit toute la marche à suivre, les arguments à employer, les pièces à conviction à soumettre, la somme à demander, les précautions dont elle devait s’entourer pour se la faire verser.
Duck s’octroie une nouvelle goulée de whisky angusturé.
— L’instinct de reproduction est vraiment chevillé à l’homme, note Duck. Voilà un criminel nazi en fuite, traqué par des forces impressionnantes, et qui parvient à faire un enfant à une femme.
— C’était une Indienne, dis-je. Elle est morte l’an dernier. Streiger ne voyait les deux femmes que rarement mais il pourvoyait à leurs besoins.
« Pour égarer les recherches, il vivait assez loin d’elles. La gosse lui rendait visite une fois par mois, avec mille précautions, nous nous en sommes rendu compte. »
— Quand nous aurons mis la main sur les documents, je lui verserai une partie de nos honoraires, décide mon compagnon.
— Je peux vous demander ce qu’est le programme à présent ?
— Vous allez partir à la recherche du magot avec Streiger.
— Il va retourner en Allemagne ! m’effaré-je.
— Pourquoi pas ? Depuis ses exploits, il a changé de visage, le temps étant un sacré maquilleur, et je lui assurerai une fausse identité.
— Vous me dites que je vais partir, vous ne viendrez pas, vous ?
— Non. Par contre, ma fille Carson vous rejoindra.
Je parviens à rester de marbre, pas lui livrer ma joie. Mais elle est si ardente que le vieux renard doit la humer. Le bonheur, tout comme la peur ou la haine, dégage une odeur. Carson ! Pas un jour sans que je ne pense à elle[4]. Et voilà que Duck nous associe ! Dis, c’est trop beau ! Pince-me ou pince-moi !
— Comme vous voudrez ! fais-je avec détachement (j’ai apporté du K2R).
— Puisque vous êtes destiné à me remplacer, il est bon que je vous donne carte blanche, précise Duck.
— Merci de la confiance.
— Tout ce que je vous demande, c’est de ramener les travaux Bruckner.
— Et Streiger ?
— Faites-en ce que vous voudrez, son sort ne m’intéresse pas.
Il sourit et ajoute :
— Je vous le donne !
DEUXIEME PARTIE
LA MAISONNETTE ROSE
CHAPITRE IV
C’est un coin verdoyant de Bavière. L’auberge se nomme Die Forelle (la Truite). Tu croirais une carte postale. Un gros toit plongeant, des fenêtres à petits carreaux avec, devant chacune d’elles, une jardinière pleine de géraniums, des colombages bruns, un perron de pierre arrondi et des oriflammes au-dessus de la porte. La salle à manger, en boiseries sombres et ouvragées, est riche de meubles peints. Elle sent bon la cire fraîche, la charcuterie fumée et la rose trémière dont un petit bouquet orne chaque table.
On est en train de se farcir un petit déjeuner confortable, Streiger et moi. Nous sommes arrivés de la veille, en provenance de l’aéroport de Munich, et venons de passer une bonne nuit entre des draps rugueux qui sentent la colline au petit matin. C’est le chant d’un coq germanique qui nous a réveillés. Après de hâtives ablutions, nous nous sommes retrouvés face à face, devant une fenêtre. Du jambon aux tranches mastardes, des saucisses, des œufs, un énorme pot de café, une jatte de crème nous attendaient.
On clape sans se regarder. L’ancien nazi semble prostré. Sans doute craint-il pour sa fille que Duck a prise en otage en attendant la fin de ma mission. Son destin merdoie sur la fin de parcours. Il espérait terminer vaille que vaille sa vie d’homme traqué, dans la chaleur et le tohu-bohu péruviens. Les visites de sa fille, des bouteilles de tequila, constituaient ses seules joies. Il se sentait en partance pour la mort. Après lui, son enfant serait riche. Il s’était muré dans un fatalisme immobile, vivant chaque minute dans un engourdissement qui équivalait à du bien-être. Et puis la foudre est tombée sur sa léthargie, l’obligeant à tout reconsidérer. Pour la seconde fois de son existence, un éboulement a ravagé son destin. Il cherche à tirer parti des décombres.
Nous avons peu parlé depuis notre départ de Lima. Dans un premier temps, nous avons discrètement quitté le Pérou à bord d’un yacht de plaisance qui a fait escale à Iquique, au Chili, où nous sommes descendus. Nous avons alors pris le train jusqu’à Santiago, et de là l’avion pour Paris. Puis ç’a été Paris-Munich. A Munich j’ai loué une voiture pour venir dans cette localité de Bärbach où, selon les affirmations de Streiger, se trouvent les documents Bruckner.
L’aspect de mon « prisonnier » a quelque peu changé. Ses cheveux ont été teints en brun, ce qui le rajeunit considérablement. Il porte de grosses lunettes à monture d’écaille, aux verres teintés, et on l’a saboulé dans le style gentleman-farmer : vestes sport, pied-de-poule ou à carreaux, et chemises à col ouvert. Pantalons gris, mocassins élégants ; il est requinqué à cent pour cent. D’après sa nouvelle identité, il se nomme David Collins, citoyen américain de Detroit. Ex-pédégé d’une manufacture de pièces détachées d’automobiles en retraite ; veuf, sans enfants.