Ma poignée de phalanges est énergique, chaleureuse.
— Et maintenant, conduisez-moi à la chambre de ce pauvre M. Al Kollyc, enjoins-je.
Il quête un assentiment patronal du regard.
Mme César Césari-Césarini le lui délivre d’un signe de tête.
Belle pièce. Doubles fenêtres de trois mètres de hauteur. Lit vénitien, peint comme un décor d’opérette. Téloche, frigo incorporé dans un faux bonheur-du-jour. Fausse bibliothèque (seuls les dos sont reliés plein cuir, avec dorure à la feuille, nervures machinées et toutim) car chez certaines gens parvenus on ne lit que les cours de la Bourse et, en cas de mobilisation générale, les titres de L’Aurore.
Sur une petite table proche de l’embrasure, un délicat bureau Louis XVI, pour varier les plaisirs, supporte le téléphone ainsi qu’une chiée de paperasses.
Jean Bambois reste dans l’encadrement, indécis.
— Entrez donc un instant, invité-je.
Sans enthousiasme, il m’offre deux pas maussades pour dire de se trouver à l’intérieur de la piaule.
— Est-ce que votre patron possède un fusil pour la chasse au gros ?
Il secoue la tête négativement.
— Pas à ma connaissance.
— En êtes-vous bien certain ?
— Il n’a jamais chassé.
— Le chamois ?
— Pas plus le chamois que le reste, il a horreur de ça.
Bon, voilà que ça se met à devenir intéressant. D’un côté nous avons la famille, plus César Césari-Césarini, qui « reconnaissent » le flingue, de l’autre le valet qui prétend l’ignorer et soutient même que son singe ne chasse pas. Donc, quelque part, il y a comme qui dirait mensonge. Mais alors qui me bourre le mou, et dans quel inavouable but ?
Je m’approche du bigophone. Il est équipé pour relier les différentes pièces de l’hôtel particulier. J’appuie sur la touche marquée « grand salon », et c’est le frangin-naveton qui dégoupille.
— Passez-moi la cuisinière ! ordonné-je.
L’épouse à Jean vient, alarmée, comme d’autres vont à l’armée, me bredouiller un « Vouiii ? » évanescent.
— Rejoignez-nous dans la chambre de l’invité.
Sur ce, je vais me poster dans le couloir tandis que l’ami Bambois reste seulabre dans la pièce. Sa gerce arrive. T’ai-je raconté que c’est une brune en forme de « 8 » avec des cannes comme des pattounes d’éléphant et une verrue de saint-syrien (à aigrette) au-dessus de la lèvre, mais fort heureusement assez bien camouflée par sa moustache ?
Je lui barre le passage, la biche par l’épaule et lui gazouille dans les baffles :
— Juste une question, jolie dame, où votre patron rangeait-il son fusil ?
— Quel fusil ? fronce-les-sourcils-t-elle.
— Bé, son fusil de chasse, quoi !
— Monsieur ne chasse pas.
— Vous en êtes certaine ?
— Bien sûr.
— Depuis combien de temps êtes-vous à son service ?
Elle se livre à un calcul mental s’appuyant sur des événements familiaux. C’était deux ans avant que sa pauvre maman défunte d’un cancer… Or, elle est morte l’année où son frère Riri a eu cet accident de moto qui lui a valu d’être trépané (il était déjà très pané, ayant les pieds plats). Seulement, c’était quand t’est-ce, l’accident de Riri ? L’année d’après où on l’a opérée, elle, d’un ovaire, qu’on craignait même qu’il s’agissât d’une tumeur rusée… Non, pas rusée : astucieuse… Non, pas astucieuse : maligne. Voilà, maligne. Si elle pouvait seulement demander à son julot. Lui, il a une bite et une mémoire d’éléphant. Et on ne lui ôtera jamais de l’idée, Denise (je l’appelle Denise) que son pauvre ovaire, Jeannot aurait eu une bite moins longue… Enfin, ce qui est fait est fait, non ? Une vie, ça se compose de trucs qui n’auraient pas dû se produire et qui ont eu lieu.
Je viens à son secours, comme le chevalier Ajax vole à celui du blanc.
— Je ne vous demande pas la date de votre entrée en fonction, simplement une approximation. Vous êtes ici depuis vingt ans ou depuis six mois ?
Elle fait le paquebot en train de quitter le port :
— Bvou ou ou… Bvou ! Presque dix ans.
C’est-à-dire un bail. Si César avait chassé, s’il avait conservé un flingue dans sa penderie, fût-ce sur le rayon du haut, elle l’aurait su. Les serviteurs savent toujours mieux que leurs maîtres où ils serrent leurs objets, petits ou gros, familiers ou pas.
— Merci, Denise.
— Je m’appelle pas Denise, rebiffe-t-elle.
— Ah ! je croyais, c’est le prénom que j’avais choisi pour vous dans un bouquin que je suis en train d’écrire.
Je la plante au milieu de son effarade.
Le mari est toujours pique-plante (dit-on dans mon pays) au milieu de la chambre.
— Ça va, laissez-moi, je vais en avoir pour un bout de temps à examiner les paperasses du mort.
Quand il est sorti, je tire le verrou délicat, en laiton ouvragé que ça représente un gland.
A vrai dire, le pucier de feu Al Kollyc me tente davantage que son barda, mais le devoir avant tout : je roupillerai l’année prochaine.
Il est quatre plombes du mat’ lorsque je quitte le domicile de César Césari-Césarini, avec quelques documents intéressants en fouille. Je me félicite d’avoir, aussitôt après le meurtre de leur propriétaire, mis le taulier au secret, sinon, espère, il aurait fait déménager tout cela dare-dare, ne serait-ce que par esprit de camaraderie, pour que la Rousse ne plonge pas à pieds joints dans les magouilles de son grand copain. Il va drôlement secouer les plumes de sa bourgeoise et de son frelot pour n’avoir pas eu la présence d’esprit de déménager les fafs restés dans la chambre du Ricain. Le drame de l’existence, c’est cet environnement de cons. T’as beau te préserver au maxi, il en est que tu dois subir, et que tu aimes, ce qui est plus fort !
De retour au burlingue, je trouve le Gros enchaîné à César par des menottes. Ils ont posé leurs targettes pour être plus décontractes. Les chaussettes dépareillées du Mastar fument doucement dans la pénombre. Ils sont effondrés, côte à côte, dans deux fauteuils. Bérurier ronfle et louffe simultanément. Mon bureau sent le wagon de troisième classe guatémaltèque. Un doux sourire d’archange illumine la face bovine du Mignon. Tu croirais un gros nounours de vitrine, l’amour. A côté de lui, César fume un cigare gros comme une bite d’âne. La cendre choit sur son plastron empesé. Son nœud pap’ ressemble à l’hélice d’un avion de tourisme qui ne s’est pas arrêté en bout de piste.
Il me regarde survenir d’un œil fatigué.
On devine qu’il a pas mal gambergé pendant ces dernières heures. Sa vie, tout compte fait, il lui trouve une pauvre gueule malgré sa réussite, César. Qu’il en est à se demander, l’apôtre, si ça valait tellement le coup de s’échiner, de monter des combines plus ou moins tordues, d’affronter des dangers, de côtoyer des bandits vilains, pour se retrouver un 1er janvier dans une béchamel tournée. Sa taule discréditée, et lui donc par contrecoup. Sa famille perturbée, son meilleur pote dessoudé, plus des arnaques sournoises en préparation, il comprend bien.
Trop fine mouche, le vieux bougre, pour pas piger que ça commence seulement, la chanson des blés noirs ; qu’il va y avoir des retombées pernicieuses, et un tas de giries inquiétantes dans les jours à venir. Trenous soit dit, l’ami Kollyc l’a filé dans un tonneau de merde, quoi ! Les potes, ils sont sacrés ; ça, faut pas revenir dessus, mais quand ça cagate pour eux, ça cagate pour toi idem. T’épouses bon gré, mal gré leurs patins. Il lui a laissé en héritage une montagne de gadoue, Al.
— Pas sommeil ? je demande.