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Floc ! M’man fait tourner la crêpe.

— Vous devez croire que je suis en avance sur le calendrier et que je confonds la Chandeleur avec le premier janvier, commissaire, mais figurez-vous qu’en devisant avec votre chère maman, nous avons parlé de crêpes au sarrasin. Je lui ai dit combien j’en raffolais et elle a absolument voulu m’en faire.

Il retrouve cette gravité profonde qui est sa vraie nature.

— Je n’ai pu résister à l’envie de vous serrer la main, mon bon ami. C’est à la fin de mon réveillon familial que la nouvelle est tombée. J’ai aussitôt décidé de venir vous complimenter. Avec vous, ça ne traîne pas ! Merci !

Il me tend sa main incomparable. Je n’ai pas le temps de désinfecter la mienne avant de la lui remettre, aussi la lui livré-je telle qu’elle est : misérable et microbienne.

— Pour quelle raison me remerciez-vous, monsieur le président ? risqué-je.

— Comment ! Mais pour la façon fulgurante dont ce gangster américain, venu avec l’intention de me nuire, a été… neutralisé.

Il rit par-dessous son nez et ses paupières palpitent, car elles sont par moments victimes d’un mauvais contact.

Moi, tu me connais ? Les plumes du paon, à d’autres ! Ne pas monter bien haut, peut-être, mais avec une gonzesse superbement roulée !

— Je ne suis pour rien dans la mésaventure survenue à Al Kollyc, monsieur le président.

Il a un recul têtier pour mieux me capter, peser mes mots, juger mes expressions.

— Je croyais, murmure-t-il. Je vous avais apporté une boîte de confit d’oie.

Elle est là, en effet, sur la table.

— Votre attention me touche infiniment, monsieur le président.

Il hausse les épaules.

— Gardez-la tout de même, dit-il, ce qui est donné est donné. D’ailleurs, l’essentiel est que ce dangereux bandit soit hors d’état de nuire, n’est-ce pas ? Savourons un peu ces crêpes, maintenant. Au réveillon, j’ai chipoté. Le cœur n’y était pas. Il faut dire que l’année qui commence sera difficile, mes amis. Tous ces communistes… Ces gens de droite… Ces socialistes… Ces ouvriers jamais contents… Ces Américains, ces Russes… Ces connards rouspéteurs du tiers monde ! Seigneur, quand je pense à ce brave Bugeaud… Vous allez voir qu’« ils » vont me faire débaptiser la rue de l’Isly, un de ces jours ! Ce qui est harassant dans ma mission, c’est que non seulement il faut toujours promettre, mais qu’il faut parfois tenir ! On leur libelle des chèques pour les faire tenir tranquilles et ces vilains bougres prétendent les encaisser ! Excellentes, vos crêpes, madame.

Il mange avec mesure, sans piffrerie aucune, réfléchissant dans une grande envolée de méninges. Sa fonction surmène l’organe. Charrier la France est pénible. Non seulement elle est lourde, mais elle remue tout le temps. Alors il échafaude, le président. Il voit loin. Tout passe par son collimateur, voilà pourquoi, quand les gens lui causent, il semble être ailleurs. Il reste là engoncé dans son cou, les stores baissés, à acquiescer menu avec l’air de dire : « Cause toujours, mon lapin, si tu savais ce que je m’en fous ! » Tu parles, Charles : quatre-vingt-quinze départements sur les côtelettes ! Plus les cases des D.O.M.-T.O.M. ! Et sans parler de la force de frappe que si t’appuies par inadvertance sur le bitougnot, on est tous déguisés en confetti ! Tu voudrais qu’il s’intéresse à la nouvelle moissonneuse-batteuse de la Maison Glandu, toi ? Ou au droit à la retraite anticipée des gaziers ? Non ! Il pense ! Alors lui casse pas les roustons avec le décollage vertical de l’avion Fenlabise, ou le traitement des phosphates de choucroute ; laisse-le gamberger son soûl, le président.

C’est lui qui conduit, interdiction de parler au chauffeur ! Faut qu’il prépare la route à venir, franc seize, franc sait ; pas embugner un bec de gaz. Virage à gauche, virage à droite ! Les passagers gueulent ; lui, fermeture-Eclair aux lèvres, paupières lourdes. Il opine à petits coups brefs. Quand c’est fini, la jacte du terlocuteur, il balance une phrase bien sentie. Genre « Très intéressant, vous pourriez pas me le répéter en alexandrins ? » Ou bien : « Donnez la brochure à mon aide de con, je la lirai sous ma douche. » Impénétrable, alors que mon talentueux Roger Peyrefitte, lui…

M’man et moi, nous respectons son silence. Il consomme sa crêpe comme s’il lisait un rapport sur les forces de l’O.T.A.N.

— Puis-je vous proposer un verre de Château d’Yquem, monsieur le président ?

Il rebuffe du chef. Non, non. Foin d’alcool, fût-il de classe.

— Vous ne pourriez pas me passer un disque ? demanda le monarque.

Mais que si ! Bien entendu…

— Du Tino Rossi, monsieur le président ?

— Vous n’auriez pas du Jean Lumière pour changer ? ou plutôt non, attendez : Ramona ; vous avez Ramona ? J’ai fait t’un rêve merveilleux. Ramona nous étions partis tous les deux.

Il cueille une seconde crêpe. Je fonce à ma discothèque. M’man conserve tout. On a Ramona, sa maman à elle qui l’avait acheté : Nous allions, lentement, loin de tous les regards jaloux. Et jamais deux amants n’avaient connu de soir plus doux… Saint-Granier ! Une époque… Notre bon roi François III écoute et ses paupières rosissent.

— Admirable, balbutie-t-il sans décoller les lèvres.

Après, pour varier, je lui mets du Georges Milton : Dis, c’est’y toi qui t’appelles Emilienne, puis Pour promener Toto, j’ai une auto de Georgius. Il aime ça, l’amour d’homme. Mais je n’en reste pas là, il a droit à la grande série la Pléiade des variétés d’avant-guerre : Henry Garat, Albert Préjean, Lis Gauty, Damia, Fréhel, Rina Ketty Jé révois lé grands sombreros et lé mentilleux. Dranem, Ouvrard. On remonte jusqu’à Mayol (Félix), on se paie Réda Caire, Léo Marjane, André Claveau, Dalida, toutes les anciennes gloires y passent. C’est le big récital du Pommier de l’An. Le président continue d’écouter avec délices et orgue de Barbarie (la Complainte de Mackie). Fred Adison lui fait relever sa paupière droite (Avec les pompiers). Dréan l’amuse (Elle s’était fait couper les cheveux). Polin et sa Petite Tonkinoise lui arrachent un sourire malgré le racisme sous-jacent des paroles.

— C’est pourtant vrai, soliloque-t-il, il y a eu ça : les Colonies… L’Indochine, Chandernagor, Madagascar, l’Afrique du Nord, l’A.O.F. Et maintenant je n’arrive même plus à conserver la Corse ! Demain, ce sera la Bretagne qui prendra le large, ensuite la Savoie, et le Pays basque évidemment. L’île d’Yeu fera sécession, pauvre cher maréchal. La France redeviendra ce qu’elle était sous Charles VII…

La musique s’est arrêtée, il pense toujours.

Je le trouve beau.

Le téléphone sonne. Le service des « Bonnannébonnesanté » démarre. Il fait grand jour, et même soleil, tu te rends compte !

J’attends la salve triomphale d’un connard quelconque : cousin éloigné ou ami épisodique. Mais c’est une voix faiblarde qui jacte.

— Ah ! enfin ! dit-elle. Ici, Lurette, commissaire. Je me suis encore fait planter ! Cette fois, dans le baquet. Je ne sais pas si je m’en sortirai. Je… Allez à l’Auberge du Pont Fleuri, à Vréneuse, il y a…

Il n’achève pas. Je perçois un bruit sourd, et puis les heurts du combiné lâché.

— Lurette ! je m’écrie, désespéré. Lurette, mon petit gars !

Il me semble percevoir des gémissements. Mon impuissance m’est insoutenable. Je m’efforce nonobstant de maîtriser la situation. Par quoi commencer ?

Je laisse pendre mon propre combiné. Retourne à la cuisine.