Toujours est-il que les choses se produisirent de la façon ci-après.
CHAPITRE 001
Mais avant d’entreprendre le récit passionnant de part en part — de cette pilpatante aventure (car palpitant est insuffisant pour en exprimer l’angoisse), il me faut révéler ici que, sans le moindre esprit courtisan, ni la moindre ambition, j’étais devenu l’ami de M. le président de la République. Les choses étant ce qu’elles sont, comme l’a si justement fait remarquer le général De Gaulle son prédécesseur, des entrevues répétées avaient fini par donner à nos relations cette patine que seules l’estime et la sympathie apportent à des entretiens à condition qu’elles soient réciproques. Sans devenir le moins du monde familier, le ton de nos conversations avait pris une tournure souple, empreinte de cordialité. Plus je pénétrais dans l’intimité du grand homme, plus je l’appréciais ; quant à lui, il semblait goûter mon langage franc et massif, mon humour en caleçon, mes boutades en cale sèche, bref, cet esprit de liberté caracolante qui est le mien. J’avais la réconfortante impression de le distraire quelque peu des devoirs de sa charge bâtée et de lui faire oublier un moment les abominables cons qui se pressaient à l’Elysée comme des grains de caviar dans leur boîte.
Il lui arrivait de me visiter, en douce, après s’être fait précéder d’un coup de fil furtif. Il survenait, emmitouflé dans un cache-nez de trois mètres, le col du pardingue relevé, coiffé d’un de ces feutres taupés à très large bord qu’il affectionne depuis déjà bien longtemps, pour des raisons qui doivent relever de sa prime enfance, je suppose, car sinon pourquoi diantre se déguiserait-il en shérif, tu peux me répondre ?
Sa garde rapprochée l’attendait dans le salon de réception de mon P.C. des Champs-Elysées tandis que je l’entraînais jusqu’à mon confortable bureau. Là, je mettais des disques de Tino Rossi à chauffer sur l’électrophone, et je lui servais un verre de limonade très fraîche car il adore ce breuvage. Confortablement installé au creux de mon meilleur fauteuil, il m’interrogeait sur la vie, je lui racontais tout. De mon côté je risquais des questions sur l’Univers, et il me laissait entendre l’essentiel. Il ne me parlait jamais de ses projets, car peut-être n’en avait-il pas qui fussent servables, étant de ces chefs modernes qui cuisinent dans des fours à micro-ondes, à la demande et en trois minutes.
Il aimait mon petit commando de choc, ce minuscule Etat dans l’Etat policier[1] dont il avait patronné la création. Nous constituions, mes camarades et moi-même, son jouet secret. Grâce à nous, le président pouvait encore jouer aux petites voitures. Il nous réservait des missions marginales qui eussent fait rêver les auteurs des bons vieux Nick Carter. J’étais aussi comme un faucon dressé, perché sur le gantelet gainant sa main de prélat. Il me désignait la proie, me donnait une caresse sur le plumage et m’invitait à l’envol.
Mieux encore qu’amis, nous étions devenus complémentaires. J’ignore, grâce à Dieu, la vanité, mais l’illustre sympathie du personnage me chauffait la tripe comme un vin capiteux. Bref, je l’aimais. On finit toujours par aimer ce qu’on connaît bien : les lieux, les gens, les habitudes, voire même sa vérole quand elle n’est pas trop turbulente. Tout ce qui est hautement répétitif nous investit bon gré mal gré.
Il avait une manière de papilloter des paupières en me parlant qui éveillait en moi l’esprit de complicité. Je me disais alors qu’il était armé pour mentir, mais qu’il renonçait à ce privilège en ma faveur et, plus que le reste, cette sorte de générosité m’était enthousiasmante.
Comme toujours, lorsqu’un être se sent à l’aise, le président s’abandonnait. Il doléait volontiers, car les grands de ce monde ne peuvent se plaindre qu’à bon escient et seulement à des interlocuteurs triés sur le volet. Les mains croisées sur son ventre, le regard perdu dans sa réussite, il me confiait à quel point son environnement de gauche le faisait cruellement chier, ces gens se croyant obligés de s’appuyer sur la pureté. Ils devenaient, à force de goût de l’exemplarité, des sortes de prêtres laïcs, contestant tout ce qui semblait inconforme à la doctrine.
Il enviait, m’avouait-il, son prédécesseur auquel ses idées libérales, son sang réputé bleu et son parler irréversiblement seizième permettaient de pratiquer une politique de gauche sans avoir l’air de tout chambarder. La France se gérant obligatoirement au centre, lui devait se battre avec tout le monde et employer de harassantes ruses pour faire admettre aux uns qu’il était des leurs et aux autres qu’il faisait seulement semblant.
Ces joutes, passes, feintes, ruses et autres voltes mettaient ses nerfs à rude épreuve ; c’est pourquoi il aimait se laisser aller dans mon bureau, sirotant son verre de limonade (j’en avais déniché de l’excellente : goût d’avant-guerre) en m’écoutant ou, ce qui était encore mieux, en écoutant Tino Rossi. Il avait une préférence marquée pour Le plus beau tango du monde. J’ai vu perler des larmes à ses cils quand le Corse aimé entonne Près de la grève, souvenez-vous, des voix de rêve chantaient pour nous. Je devinais que ce gazouillis éveillait en lui des souvenirs heureux et son émotion me gagnait.
Sans doute m’étends-je un peu trop complaisamment sur ce chapitre du président, mais ses visites étaient pour moi culminantes.
Un détail, pour bien marquer notre degré d’intimité : je lui donnais des conseils à propos de son maintien. Il avait la fâcheuse habitude de boutonner son veston en toutes circonstances, ce qui marquait un peu trop son ventre présidentiel ; aussi le suppliais-je de garder sa veste ouverte, ou alors d’essayer du « croisé », lequel emballe mieux bedaine et bourrelets.
Comme il adorait se vêtir en clair, je lui conseillais de résister à cette envie. Dans les manifestations officielles, il était le seul à porter des couleurs beigeâtres ou gris ciel, et cette différenciation ne jouait pas en sa faveur. Il avait l’air du cousin de province débarqué dans une réception sans savoir que le nœud pap’ ou pour le moins le bleu croisé étaient obligatoires. On avait envie de lui prêter des fringues, au débotté, comme Lasserre vous prête une cravate si vous vous hasardez chez lui en col ouvert.
Un jour que je jugeai bêtement propice, je fis allusion à son chapeau à la con, mais je vis saillir ses mâchoires romaines, rouler son regard de statue et je fis lâchement marche arrière, sentant bien que je me hasardais en terrain miné.
Par contre, il était plus ouvert à mes remontrances concernant sa démarche. Elle était trottinante et donc peu apte à passer des régiments en revue. Lorsqu’il arpentait le front des troupes, il ressemblait à un petit rongeur frileux, mal à l’aise en terrain découvert et pressé de retrouver ses pénombres. Le président écoutait mes critiques en souriant, l’œil mi-clos sur ses mystères. Parfois, il soupirait :
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