Cinquième paragraphe.
Je descends à l’Auberge du Pont Fleuri en compagnie d’une ravissante consœur, en touristes ! L’y baise divinement pour accréditer notre côté « lune de miel », puis me mets en action. Je me placarde dans le coffre d’une bagnole ricaine. En cours de route je suis obligé de flinguer le chauffeur. A bord se trouve un toubib véreux qui se met à table. Je retourne à l’hôtel. Le Rital blessé et la tenancière ont été froidement abattus par le deuxième type en costume rayé, lequel a, ensuite, pris la fuite, emmenant avec lui, je le crains, la gentille Hélène.
Bien, alors j’en suis là.
Je m’efforce de calmer mes angoisses concernant la gentille policewoman dont l’admirable cul chante dans mon noble cœur. Garder la tête froide. Je me répète mon résumé. Tout de suite un élément particulier m’apparaît : l’Alfa Roméo.
Les deux Italiens ne l’ont pas utilisée pour se rendre au Grand Vertige. Ils usaient d’une Citroën noire immatriculée à Paris, dont le premier chiffre d’immatriculation est 1 et le dernier 8. Seulement, quand je suis arrivé à l’auberge, quelques heures plus tard, cette voiture ne s’y trouvait plus. Alors quoi ?
Je musarde dans la nécropole, à la recherche de quelque chose pour me sustenter. Je déniche une bouteille de Pouilly Fuissé dans le réfrigérateur, ainsi qu’un beau morceau de pâté de campagne. Je vais m’installer dans un petit salon pour claper. L’homme est une machine en activité, qui ne fonctionne que si on la fournit en carburant.
Je bouffe et pendant que je mastique, ça vient. Le troisième homme, celui que j’ai assaisonné dans l’auto, accompagnait les deux costars rayés. Quand ils sont venus (après s’être débarrassés de Lurette), ils se sont dit qu’il fallait dégager la Citroën d’urgence car on avait eu le temps de retapisser son numéro. Le troisième homme est donc allé la vaguer quelque part et puis s’est procuré une tire ricaine. Où l’a-t-il chouravée ?
Je compose un numéro illustre, puisqu’il s’agit de celui des Bérurier. Faut laisser carillonner interminablement avant que le Gros vienne répondre.
— Ça doit z’êt’ une erreur ! bougonne-t-il d’entrée de jeu.
— Mais comme elle est juste, tout va bien, réponds-je.
— Oh ! c’est toi, déjà levé ?
— Je ne me suis pas couché !
— Il est midi !
— Et dans douze plombes, il sera minuit !
— Qu’est-ce tu viens de bouffer, ça sent le pâté !
— Du pâté !
— De campagne ?
— De rase campagne !
— Av’c des p’tits corninches et des zognons blancs ?
— Non, nature. Il se suffit à lui-même.
— Il est gras z’à point ?
— Juste comme tu l’aimes.
— Y a d’ la gelée autour ?
— Un minimum.
— T’as du pain égal’ment d’campagne pour étaler dessous ?
— Non.
— C’est dommage.
— Consternant.
— Et t’as pas moilien de s’en procurer ?
— J’ai trop faim pour partir à la recherche d’une boulangerie ouverte.
— Tu écluses quoi, en l’bectant ?
— Pouilly Fuissé.
— Du Brouilly eusse z’été préférab’.
— Peut-être…
— Il est frais, l’Pouilly ?
— Glacé.
— Pas trop, j’espère ?
— Non, pas trop.
— Fruité ?
— Un délice.
— Il vient d’chez qui ?
— J’ai pas la boutanche sous les yeux.
— Et ensute, tu vas bouffer quoi ?
— Du confit d’oie.
— T’as de la chance.
— Je sais.
— Du confit d’oie… d’oie ?
— J’en suis convaincu.
— Tu t’laisses pas abatt’.
— Non, j’abats les autres. Toujours prendre les devants ! Ton interview est terminée, Alexandre-Benoît ?
Un silence. Je l’entends libérer un grand pet comme le hululement d’un chat-huant ; puis il se gratte les poils de la poitrine, ensuite ceux du service trois pièces, et termine par un petit rot rêvasseur avant de soupirer :
— Qu’est-ce y a pour l’service ?
— Un danseur noir nommé Méoutuva Didon, 613 rue Montholon, possède une grosse chignole ricaine bleue, marque Ford Custom. Tu vas trouver ce type et lui faire dire à qui il a prêté sa tire. Ensuite, fonce au P.C. des Champs-Zé et attends que je t’y appelle. Ça joue ?
— Banco. Dis voir, Tonio, s’il s’rait tant tell’ment bon, c’Pouillé Fûté, t’n’pourrais pas en ram’ner une bouteille ?
J’ai jamais rencontré un type plein aussi avide. D’où mon mouvement de mauvaise humeur qui interrompt ce dialogue claudélien.
Ça me fait tout bizarroïde de vaquer dans cette turne où gisent deux morts. Ce qu’Eugène Dabit (le peu connu) aurait appelé « des morts tout neufs », puisque frais équarris au 1er janvier.
Que faire ? Aux trousses de qui me lancer ? J’imagine que le Rital au complet rayé a dû prendre Hélène en otage, comme pébroque au cas où ça se mettrait à vaser trop fort.
Pour tromper mon désarroi, je vais inspecter la chambre et les fringues du type abattu ; mais son complice a ratissé et je ne trouve rien. Pourtant, au moment de quitter la pièce, un souvenir m’afflue.
Le vrai coup de poing dans les gencives !
« Commissaire d’opérette (et le poteau laid) ! me dis-je. Matamore (aux dents) pour repas de noces ! Crétin (de Chavignole) monté sur boucle ! Tu devrais rendre ta carte et courir t’inscrire au chômedu comme tout le monde. Est-ce possible ! Un homme comme toi ! Oublier une chose pareille ! »
Je retourne au biniou. Comme un des ratés (t’as le choix, y a que ça !). En composant le numéro de chez nous, je reçois des odeurs de confit brûlé. Dommage ! Une oie morte pour rien. Et une vieille dame pareillement : effacée alors qu’elle savourait les joies de la vieillesse gaillarde. Cela dit, elle aurait dû rester au propre au lieu d’héberger des forbans de grand style, la pauvre chérie !
— M’man ?
— Mon chéri !
Cri du cœur. Que dis-je : de l’âme ! Du ventre ! « Son chéri. » Moi, grand balandard à la con, pineur invétéré, malmeneur de criminels… Déconneur d’à n’en plus pouvoir…
Son chéri, si chéri et si « son ». Ah ! ma vieille, du temps que je te tiens, laisse-moi t’offrir une rose.
— Tu veux bien aller à ma penderie, ma grande ? Dans une poche du smoking que j’ai posé ce matin, tu trouveras une enveloppe contenant des photos. J’aimerais que tu les examines et que tu me racontes ce qu’elles représentent…
— D’accord, je me dépêche.
— Mais non, m’man : prends ton temps…
Elle a déjà posé le combiné. Toinet joue avec sa petite auto téléguidée en faisant un ramdam du diable. La bonne profite de ce que ma vieille est en haut pour l’engueuler en espingo, comme quoi il est la chierie vivante, un garnement pire que la plus verte des coliques, et d’autres trucs encore que je traduis mal parce que ce sont des ibériqueries locales.
— Oui, tu te rends compte ? Tout au feu de l’action, je n’ai plus pensé à l’enveloppe Kodak que le blessé a perdue en grimpant dans la chignole, devant le Grand Vertige ! L’ai empochée à la diable, et puis oubliée. Ça, c’est de la faute professionnelle grave. On serait sous Louis XV, je serais roué vif en place de Grève. L’odeur de brûlé est si intense que je cours jusqu’à la cuisine pour retirer la coquelle du feu. Ce que c’est abracadabrant, ce confit d’oie brûlé, et la vieille femme abattue comme une chienne par un bandit à sang froid.
— Allô ! Allô ! Antoine ? dit ma Félicie dans la passoire.