— Je te demande pardon, m’man, on m’appelait sur une autre ligne, alors ? Qui donc, sur ces photos ?
— Personne.
— Comment ça, personne ?
— Elles représentent un mur bordant un parc, car on voit beaucoup d’arbres par-dessus. Et puis une grue peinte en jaune, très haute, près de ce mur, mais il y a une rue entre l’engin et le mur. Une rue déserte qui me rappelle vaguement quelque chose ; c’est très probablement une rue de Paris.
— Quoi d’autre ?
— Rien, il n’y a que quatre photos et ce sont presque les mêmes : le mur, la grue, la rue. Ç’a été pris le soir, car le fond de la rue se perd dans l’ombre.
— Je peux te demander un grand service, ma poule d’eau ?
— Evidemment.
— Appelle un taxi et va porter ces photos à Mathias, aux Champs-Elysées. Si d’aventure il n’y était plus, fonce jusqu’à son domicile, tu connais l’adresse ?
— Elle est dans le carnet jaune.
J’ajoute :
— Emmène Toinet et allez bouffer des crêpes à Paris, ça lui fera une petite fête. Ce soir on s’offre une surpatte géante, m’man. Juré, craché ! Le Château d’Yquem est toujours au frigo ?
— Tout à fait en bas.
— Laisse-le se faire une santé, on le changera d’étage une heure avant de passer à table.
Mon baiser est solide sur l’ébonite du combiné. Je me torche les lèvres avec répulsion en songeant aux canailles qui se sont servies de ce téléphone avant moi !
A ton avis, Lord Trouduc, ça veut dire quoi, cette grue et cette rue tranquille bordée d’un haut mur ? Mur de prison ? Les costars rayés’ brothers mijotaient de faire évader quelqu’un, profitant de travaux en cours ? Je suis confiant en Mathias, il saura découvrir de quoi il retourne. Tiens, je vais lui passer un petit coup de grelot pour le prévenir.
Ma surprise est forte quand au lieu de son organe masculin, c’est une voix de sorcière qui répond. Dame Mathias ! Seigneur, que fait-elle à notre P.C. des Champs-Elysées, la mégère inapprivoisable du Rouquin ?
— Ah ! c’est vous ! C’est vous, maudit ! qu’elle m’attaque, bille en tronche. Un commissaire, vous ? Je ris ! (Elle rit façon Méphisto dans Faust-Ne donne un baiser ma mie que la bague au doigt.) Un criminel, môssieur ! De la basse espèce ! Un sadique ! Que dis-je : un dépravé ! (Je vois mal la nuance.) Mes enfants, môssieur ! Vous avez vu mes enfants ! Dans quel triste état ils sont, ce matin, pour commencer l’année, alors que nous devions aller déjeuner avec mes parents ! Ils sont verts et ils vomissent à gorge déployée ! Enivrer des innocents, mais vous êtes donc un monstre ! Barbe Bleue !
Je la laisse liquider sa bile. Hélas, elle en a des hectolitres à mon service, cette carne pondeuse.
Profitant de ce qu’elle est à court d’oxygène, je lui demande de me passer son mari.
— Non, môssieur ! rétorque-t-elle, je ne vous le passerai pas ; sous aucun prétexte. Il va demander sa mutation dès demain. Je ne resterai pas sa femme s’il s’obstine à collaborer avec l’individu sans moralité que vous êtes. Ce sera vous ou moi, môssieur !
Là-dessus, j’entends un bruit sec, suivi d’un cri, puis d’un choc. Elle a largué le combiné. Les cris continuent, accompagnés de sanglots. Toute une marmaille en transe se joint au concert pour composer la chorale des lamentations.
Une bonne voix grasse entre en ligne.
— Béru ! m’annonce ladite. Tu rates tout, mec, ça chie vilain ! Le Rouquemoute vient d’déclencher son offensive d’hiver. Vingt piges d’enchaînage qui lui rebellent l’tempérament. Il y a placé une mornifle, à sa bourrique, qui y a fait traverser tout’ la pièce. Elle a voulu r’biffer, mais y tabasse des deux. Tu l’verrais : Marcel Cerdan, d’la grande époque ! Crochet au foie ! Dirèque du gauche ! L’v’là qui r’mise en contre ! Les chiares hurlent comme un’ corde d’loups ! Y disent qu’y veuillent pas qu’ papa tue maman. Y s’rendent pas compte qu’ ça s’rait une bonne chose, somme toute. Le blondin les confiererait aux grands-parents et se remarierait av’c quéqu’un d’potable. Oh ! il acharne. Il balance des manchettes maint’nant ! Et des coups d’pompes. Y m’fait peur ; l’est blanc comme un’ merde d’laitier. Ses taches d’son, tu croirerais la Voie lacteuse : des étoiles. Un coup de genouxe dans l’bide ! L’est déchaîné à fond ! Elle a cessé d’gimber et d’regimber. J’t’demande un’ seconde, faut que j’interviende sinon y la bousille pou’ d’bon.
« Holà, Mathias ! Arrête ton forcinge, mon pote ! La v’là grog ! Finis-la pas d’vant tes mouflets, tu risques d’les thaumaturger pou’ l’restant d’ leurs vies. Note que j’ai une couronne mortuaire à solder ! Arrêt’ j’te prille, Mathias ! Oblige-moi pas à te carrer un pain dans les badigues pou’ t’freiner les ardeurs. Bon, t’y as fêté ses noces d’argent, bravo, banco, t’en avais b’soin, mais faut pas d’usage prolongé sans la visse médicale, grand ! Doré d’l’avant, elle va s’tenir à ta botte, te becter dans la pogne, te tailler des pipes. T’as pigé l’mode d’emploi, mon vieux brasero : la tarte dans l’museau à la moind’ réflexexion. C’est toi l’homme, mon lapin. C’est toi qui affures l’osier du ménage et qui manoeuv’ la bitoune nerveuse ; toi qui licebroques su’ l’évier. Quand t’est-ce qu’elle aura bien pigé ça, t’en feras d’la pâte à mod’ler, c’te crevure. Ça y est, moui ! J’vais sévir, Mathias si t’arrêtes pas ! Mets-y l’dernier et faites la paix ! Hou là, là ! c’parpaing colosse, madame ! T’y aurais pas éclaté l’pif ? Ell’ raisine comm’ une fontaine salace ! Bon, allez, calmos ! T’es soulagé, hein, mon biquet ! Enfile-toi un gorgeon d’vouisky et nettoye-lu ses plaies, pour lors.
« Allez, allez, chialez plus, les mômes ! Papa-maman, c’tait pour de rire ! Y plaisantaient ! Si on aurait pas l’droit de rigoler, un jour d’jour d’l’an, c’s’rait malheureux. Les grandes personnes aussi ils aiment jouer. Faites-vous pas d’souci pour vot’ daronne, mes chouchous : c’est quéqu’ égratignures pour dire, deux trois esquimaudes comme quand on chahute. Mais non, ell’ n’est point morte, vot’ p’tite mère. Just’ qu’elle fait semblant, pour taquiner papa. Qui c’est-il qui va me chercher un seau d’eau, aux chiottes ? Vous trouv’rez l’seau dans le placard à balai. On va lu filer la baille en pleine poire et ell’ criera pouce ! T’nez, rien qu’ d’en causer, la v’là qu’ouv’ un lampion !
« Ça va, chère maâme ? Sacrée rouste, hein ? Ah ! faut s’gaffer d’l’eau qui dort, ma chérie. V’voilliez, les mômes, elle r’fait surface, vot’ maternelle. V’savez, moi aussi, moi et tata Berthe, on joue temps z’en temps à c’que j’lu mette une avoinée. Ça fait circuler l’sang ; à preuve, çui à vot’ chère mère qu’arrête pas d’lu gicler des naseaux. Bon, moulez-moi, j’ai du turbin su’ la planche.
« Allô ! T’es encore laguche, mec. J’ai réglé l’problo aux Mathias. L’Rouquinos a paumé le contrôle d’son self. Faut dire, un’ guenon d’c’t’acabit, merci bien. J’voudrais même pas qu’é’m’pompe à travers l’trou d’un rideau. Pour lu fignoler tous ces chiares, y doit s’servir d’un entonnoir, l’althelète. Bon, on causait d’quoi t’est-ce avant la garade d’ces messieurs-dames ? »
— D’encore rien, Gros. Tu es allé chez le citoyen Méoutuva Didon ?
— J’en r’viens. Tu parles d’un gourbi. Y avait trois noirpiotes dans une chambre grande comme mes vouatères : son cheptel. Ces dames étaient camées jusqu’à l’oignon. Ça puait le mari de Juana dans l’estanco. La moins choutée, celle qui pouvait causer t’encore, m’a espliqué qu’ leur julot s’trouvait chez des aminches à la cambrousse, à Vréneuse.
— Où ça ? hululé-je, façon fin d’alerte au gaz.