— Méoutuva ! appelé-je. On est arrivé, mon biquet ! Va falloir soulever ces belles paupières en veau crispé.
L’homme geint au creux de son inconscience dans laquelle je viens de percer un trou et qui, de ce fait, commence à se dégonfler.
Bérurier précipite les choses en lui shootant les côtelettes. Le Noir barrit ; oui, je crois qu’il barrit, à moins qu’il n’ait feulé un grand coup, faudrait qu’il réédite pour se rendre mieux compte.
Il veut bondir, tel précisément un tigre (décidément, je pense qu’il a feulé), mais ses poignets entravés l’en empêchent (à la ligne).
Cette fois, il nous visionne, pas content. Il a d’immenses yeux jaunes dont le blanc est jaune aussi, avec un chouïa de sang comme dans certains œufs.
— Calmos, mon pote, lui dis-je en m’accroupissant sur mes talons.
— Qui êtes-vous ? me demande-t-il, en escamotant les « r », comme tous les Noirs dans le doublage de Autant en emporte le vent.
— Des types qui sont contre, sibylliné-je.
Il paraît anéanti.
— Mais quoi donc ?
— Rien, on attend.
— Vous attendez ?
— Que tu parles. C’est écrit sur ton maillot : « Ta gueule, je parle ! » Alors, bon, je ferme ma gueule et tu parles. Vas-y, baby, je t’écoute.
Ce qui l’impressionne peut-être le plus vivement, c’est de découvrir le contenu de ses vagues aligné sur le plancher, un peu comme à un étal de foire aux Puces. Ayant suivi son regard, je ramasse le rasoir et, après un bref coup de sifflet, le jette à Béru. Simiesque, il s’en saisit.
— Tu le commences par quoi, Gros ? je demande flegmatiquement.
Sa Majesté étudie le Noir de son bel œil porcin.
— Les portugaises ; pour rester classique, non ? Juste se met’ en train… Ensute, j’y coup’rai les vestibules et j’lu les lui cloquerai dans la gueule. Moi, j’vois l’programme d’cett’ manière. Turell’ment, je finirai par l’gésier, la méchante jugulaire : couic !
— Mais putain, j’vous ai rien fait ! s’écrie notre bon Didon.
— Pas encore, conviens-je, seul’ment si tu te grouilles pas de répondre à nos questions, alors là tu nous auras fait, et quand on nous a faits, on peut plus revenir dessus : la marche arrière n’existe pas.
— Bon, ben demandez, demandez ! Je suis blanc comme neige, moi !
Tous autres auteurs que moi, racistes de bas étage, s’empresseraient de glousser en entendant cela ; mais l’Antonio, oh ! pardon, c’est une autre catégorie, si tu veux bien ! Il donne dans la facilité uniquement quand elle est difficile.
— Tu connais l’équipe de Ritals ?
— Un ! il me dit.
— Décris-le-me !
Il me raconte le grand vilain qui convoyait le toubib et que j’ai flingué dans sa tire.
— Pas d’autres ?
— Pas encore, j’attends qu’ils viennent me prendre.
— Pour faire quoi ?
— Manier une grue ; juste manier une grue !
— Où ça ?
— J’ignore, patron. Parole d’honneur de ma mère : j’ignore ; ils doivent m’emmener là où elle est, la grue. Et puis je la manœuvre, juste que je la manœuvre.
— Pourquoi faire ?
— Je sais pas, patron, parole d’honneur de ma mère, j’en sais fichtrement rien du tout !
— Ta bagnole ricaine, où est-elle ?
— Le grand Rital est venu me l’emprunter, il a laissé l’autre, là dehors, la noire. Il avait besoin de la mienne, juste ce matin qu’il a dit, parole d’honneur de ma mère, patron !
— Il t’a pas donné d’explication ?
— Pas d’explication du tout, patron, juste il a dit que la sienne était pas assez grande et qu’il lui fallait la mienne, juste ça, patron.
— Qui t’a engagé ?
— La vieille Rolande, patron. Si tu connais pas, c’est la femme qui tient l’auberge, ici. Elle est très vieille mais très pleine d’allant, patron. Pour sûr. Tu dirais comme ma mère, à M’branl-moua. Ma mère, elle travaille plus fort qu’un homme, patron. Je lui ai payé la télévision, avec un groupe électrogène parce qu’il y a pas encore les trécités dans mon village.
— C’est bien, tu es un bon fils, Méoutuva. Comment connais-tu la vieille Rolande ?
— C’est chez elle que je viens pointer les dames. Des dames que je trouve à la Coupole, pas jeunes, pas belles… Elles aiment le gros zob noir à Didon. (Il se paie un rire qui ne vient pas du cœur et ne s’attarde même pas sur ses lèvres.) Je leur dis : « Promenade, ma jolie ? » Bon, promenade. Je les amène chez la mère Rolande. On prend une piaule ! Et crac zi boum ! Elles chopent le gros zob noir à Didon. A Paris, elles ont peur de rencontrer quelqu’un avec Didon. Ici, c’est tout bon. J’arrête la voiture dans la cour à la Rolande. Crac zi boum ! Le gros zob noir à Didon !
— Ça rapporte gros ?
— Ça dépend ce qu’elles ont dans leur sac…
— Tu chouraves le blaud ?
Il risque une boutade :
— Faut payer l’essence à Didon.
— Et lui payer les sens ! surenchéris-je, mais il pige pas car il ne sait pas écrire et phonétiquement, tu peux pas écouter la différence comme sur France-Inter.
— Allez, on retourne à la case départ. La vieille t’a proposé un boulot, raconte…
— La dernière fois que je suis venu, elle a pris Didon dans un coin pendant que l’autre vieille se rhabillait le cul. Elle m’a dit : « T’es bien grutier de ton état, Didon ? » Moi, oui, je suis. Entreprises publiques. Chômage, à cause de la crise, mais tu peux y compter que je fais le grutier de première, patron.
— La dernière grue que tu as rencontrée, elle faisait le tapin sur le Sébasto, non ?
Il se marre.
— Ça, c’est bien vrai, patron. Mais grutier, je te prouve quand tu veux. Même sur les super-engins à cabine tout là-haut. Et la Rolande, elle m’annonce : « Si tu es d’accord de travailler pour des copains italiens… Juste une nuit… Une heure au plus. Tu palperas cinquante mille balles. » Mon vieux, bon, hein, dis : cinquante mille balles, patron, qu’est-ce que tu fais si t’es grutier ?
— Ah ! ça…
— Tu vois ! Alors je dis, ça joue. La vieille me dit, alors t’arrives le 1er janvier et tu t’installes dans la vieille bicoque derrière l’église. Elle l’avait rachetée à une baronne pour faire un hôtel de lusc, paraît-elle. Et puis elle a pas eu le permis, à cause du curé que son église est citoyenne avec le jardin d’ici.
— Donc, tu prends ton bivouac dans la crèche et tu attends ?
— Exactement, patron, je te promets. J’attends… Ils vont pas tarder. D’abord, faut qu’ils vont me ramener ma voiture. Une Ford Custom de toute beauté, la classe !
— Que t’as achetée avec ton allocation de chômage ou avec ta bite ?
Ça l’amuse beaucoup.
— T’es vachement marrant, patron !
Béru, qui n’a jusqu’alors rien dit, soupire :
— C’est pas la jactance de ce blondinet qui fait progresser.
Il a raison. J’enrage. Trop attendu. Dans notre job, c’est comme à la pêche : si tu retardes trop longtemps de ferrer, la poissecaille bouffe l’appât et te salue bien.
J’avais tout sous la pogne dans cette auberge du diable : les trois Ritals, la vieille Rolande. Mais j’ai voulu finasser et il me reste trois cadavres, plus un Noir qui n’en sait pas plus long que le bout de son gros nœud. Et puis la belle Hélène, si saine, si drue, avec une peau si ferme et odorante a disparu. Et ce chourineur l’a peut-être déjà mise à mal, lui qui ne recule devant rien.
— T’es dans les vapes, mec ? s’inquiète le Mastar.