Mes camarades opinent à bouilles rabattues.
— De feurste couality, admet Bérurier ; maintenant, ce qu’y faudrait qu’on va savoir, c’est si le coup va z’êt’ tenté malgré qu’on aye foutu la merde. Deux des Ritaux sur trois est mort. Le grutier, on l’a retapissé, de même que le matériel prévu pour l’ kidnappinge au président. Moi, à la place d’eux, j’ déclarerais forfaiture ; biscotte les rixes qu’ils prendent, tu permets, c’est du sucide ! Et pis, et plus que tout, le bigue chef, le Ricain, a été flingué garenne. Tu veux qu’ils vont faire quoi, ces malins, privés d’ leur général, et des troupes du génie ? Tu croyes qu’ le débarquement d’ 44 aurait eu lieu si l’ général Eugène Ovaire avait été buté la veille et qu’ les barlus fussent en panne d’ mazout ?
Mathias acquiesce.
— Je pense qu’Alexandre-Benoît a raison, monsieur le commissaire ; l’affaire me semble tout à fait compromise.
Je branle le chef (je suis le chef).
— Pas d’ votre avis à cent pour cent, les mecs.
— Oh ! toi, faut toujours qu’ tu peindes l’ diable su’ la muraille ! ronchonne Mister Big Bide.
— J’aimerais avoir votre sentiment, monsieur le commissaire, demande le futur lauréat du Prix Cognac (mieux vaut queutard que jamais).
Je débute comme tout homme politique interrogé par un journaliste.
— Ecoutez, fais-je.
Oui, bon, ils écoutent. C’est bien pour dire de prolonger le temps de réflexion, rassembler des arguments.
« Ecoutez ! »
Pontifiant. Achtung, je vais causer ; deux points ouvrez les guillemets ! N’en perdez pas une broque, messeigneurs. Very important. L’oracle va jacter. Oyez ! Oyez !
— Ecoutez, tout à mon avis repose sur une chose…
— Laquelle était-ce ? questionne l’Avide.
— Le dernier des trois Ritals s’est-il rendu compte que son pote blessé a perdu les photos de la grue, ou pas ? Il est très possible et même probable que, dans le feu de l’action qui était dramatique à souhait, ce détail lui soit passé inaperçu. S’il a tué son pote blessé ainsi que Mamie Rolande, c’est pour les empêcher de parler, donc il a l’intention de mener l’opération envers et contre tout.
« Autre chose : s’il n’a pas tué Hélène Dussardin, préférant l’emmener en otage, c’est bien parce qu’il attendait quelque chose d’elle ; ce quelque chose, c’est un compte rendu de notre enquête. Il veut savoir où nous en sommes ; or que peut lui apprendre Hélène ? Pas grand-chose puisqu’elle ignore — et pour cause — ce que nous avons appris depuis au sujet du « Rosier ». Reste le grutier et le matériel. Ça m’étonnerait qu’il se risque à Vréneuse après son massacre de l’Auberge ; mais il a le temps, d’ici cette nuit, de trouver un autre grutier et de renouveler sa panoplie. Le Noir ne pouvait nous révéler qu’une chose : la mère Rolande l’avait engagé pour manœuvrer une grue. Et alors ? Ça compromet quoi ? En outre, n’oublions pas qu’il doit y avoir deux équipes sur le coup : l’équipe Raphaël et l’équipe Johann II ; nous ne savons rien de cette dernière ; elle est intacte, prête à l’action. Je gage que, par mesure de prudence, il n’y avait pas de contact préalable entre les deux. »
Mes « hommes » étudient cet exposé à tête d’exposé. Béru objecte :
— N’empêche que leur big boss est clamsé, et ça il le sait puisque ça s’est passé devant lui.
— D’accord ! Là est le gros morceau, l’énorme point d’interrogation. Dans le plan ourdi contre le président, était-il prévu qu’en cas de défaillance d’Al Kollyc, il se déroulait tout de même ? Ou bien n’existait-il aucune solution de rechange ? Quoi qu’il en soit, on ne peut écarter l’hypothèse que tout continue inexorablement malgré ces graves accidents de parcours, car les trois éléments de réussite sont toujours intacts : le président dort au palais, il y a une grue géante rue de l’Elysée, le brouillard commence déjà à tomber ; regardez d’ailleurs…
Ils se tournent vers la baie vitrée.
Ça devient drôlement cotonneux, dehors.
CHAPITRE TOUT 9
L’agent en faction rue de l’Elysée doit me reconnaître, car il porte la paluche à son kibour quand il m’aperçoit. Je l’en remercie d’un sourire galvanisateur de chef.
L’énorme grue nous surplombe et déjà sa flèche se dilue dans la brumasse. Sur place, la beauté du coup de main m’apparaît. Simple comme bonjour. Il suffit d’attendre la nuit… Un gazier se faufile dans l’armature métallique de la grue, escalade les roides degrés jusqu’à la cabine de commande située tout en haut. Une fois en place, il suffira de faire dans le quartier un bruit susceptible de couvrir celui de l’engin. Bagnole en fausse panne, dont on fera ronfler le moulin à bloc, je présume. Quoi de plus bête ? Dans le brouillard, le grand bras se déplacera de quarante-cinq degrés. Des mecs en noir descendront jusqu’au balcon de l’appartement présidentiel. Les factionnaires disséminés à l’intérieur et à l’extérieur du palais n’y verront que du feu.
— Viens voir, me chuchote le Gravos du seuil de la cabine où il vient d’entrer.
Je le rejoins, et il me désigne quatre énormes bonbonnes de fer, genre bouteilles de Butagaz.
— Le Rouquin n’a pas causé de ces bonbonnes quand t’est-ce il a raconté ce qui y avait ici ?
— Non, c’est juste.
— Pourtant, le Blondinet, tu peux pas trouver plus escrupuleux qu’lui !
— Conclusion, on a entreposé ces bonbonnes entre sa visite ici et la nôtre !
— Tesquetuel, mec, ratifie mon éternel coéquipier.
— Donc, l’opération de cette nuit n’a pas été décommandée.
Le Mastar s’enchifrogne puisque je parais avoir eu raison contre lui. Mais, beau joueur de nature, il ne tarde pas à baisser pavillon, comme il baisse culotte.
— S’agit d’usiner convnab’ment, non ? On vadrouille dans l’délicat : s’agit du président d’la Raie publique. Note bien, y arriverait quéqu’ chose, on a toujours Poher pou’ l’remplacer. Just’ment, y doit s’languir d’l’Elysée, le pauv’, ça commence à faire lulure qu’il fait nibe d’intérim’rie…
Je l’écoute à peine. Mon regard d’aigle sonde l’immeuble faisant face au palais. Mon instinct policier me glougnoute les testicules. Je me dis in petto, ce qui est une chose, et impétueusement, ce qui en est une autre, que les comploteurs ont fatalement une base au plus haut niveau de l’immeuble. Point de départ, point de réception…
— Suis-moi, Richard Cœur de Lion.
Je pénètre dans la maison. Elle est cossue. Les rideaux de la pipelette sont tirés mais, entre eux et la vitre, un écriteau fait main annonce : « La Concierge serat absente pendante les fêtes. »
Un ascenseur de bonne volonté nous propose sa force grimpante et nous hisse au dernier étage. On entend gazouiller des télés. C’est la fin d’après-midi d’un jour de l’An. Les foies marquent une lassitude… Çà et là, d’ultimes rires.