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Sur le palier, modeste comme ceux des derniers étages des immeubles anciens, deux portes aux paillassons monogrammés ; peintes en faux bois par-dessus le vrai, ce qui m’a toujours paru être une hérésie. Je tends l’oreille. Ne perçois que des murmures…

— Tu sonnes ? demande le Gros.

— Je préfère aller jeter un œil sur le toit.

Au fond du palier, un minuscule escadrin de six marches conduit à une porte de combles. Je l’escalade en deux bouchées. La porte n’est pas fermée à clé. Nous pénétrons dans ce no man’s land bizarre sombre et toiles d’araigneux, où l’on découvre la charpente d’une maison. C’est un spectacle auquel je suis toujours sensible. J’aime ces espèces de caravelles renversées, cet entrecroisement de poutres et de solives (elles me font soliver) si harmonieux, qui fait du métier de charpentier l’un des plus beaux du monde.

Un air frais souffle dans les combles, dû au fait qu’on a déposé l’un des vasistas et agrandi son ouverture en sciant des lattes et en ôtant des tuiles. Le trou est béant et s’ouvre sur une nuit épaisse, floconneuse.

— J’ai le nez creux, non ? dis-je au Gravos.

Il renifle pour marquer son admiration inconditionnelle.

J’actionne une lampe stylo à faisceau gougnafeur qui prend à l’obscurité tout un matériel afin de le livrer à nos prunelles avides, ainsi que l’écrivait naguère, avec tant de vigueur, Robert Claudel dans Le Soutier de salin.

Se trouvent groupés une nouvelle bouteille de gaz dans laquelle plonge un tuyau de caoutchouc qui remonte sur le toit, des cordes, un hamac, des outils divers, une couverture pliée, et un escabeau permettant d’accéder à la toiture sans avoir à opérer de rétablissement. Je l’escalade et jaillis dans le brouillard. Je distingue le bras de la grue au-dessus de moi. On a aménagé sur les tuiles une espèce de plate-forme en aluminium fixée à la charpente par des crampons.

Sur ladite se trouve enroulé, en une vachetée d’épaisseur, le reste du tuyau de caoutchouc relié à la bonbonne (ou bombonne si tu préfères, moi, je m’en branle).

Les gros travaux justifiant le montage de la grue ont lieu dans l’immeuble voisin qu’on est en train d’exhausser comme un vœu adressé à sainte Thérèse (tiens, en voilà une qui m’émeut !).

Ayant vu, je reviens dans le galetas.

— Le coup est superbe, dis-je.

Bérurier escalade à son tour. Là, ce sombre con perd l’équilibre, renverse l’escabeau, veut se cramponner au rebord du toit, lequel étant déjà découpé, s’avère friable et donc lui fait faux bond. Une demi-douzaine de tuiles choient sur le plancher en même temps que mon rhinocéros. Boucan de tous les diantres !

Je fulmine, flumine, minufle ! Le traite de beaucoup de noms à voix basse, ce qui n’en atténue pas l’horreur, à preuve, mon qualificatif le plus suave est celui de « merde mal chiée », injure assez inusitée à ma connaissance, révélatrice de mes tendances scatologiques.

— J’ai ripé, plaide l’Obèse.

— Ta gueule !

On reste sans broncher, guettant d’éventuelles conséquences ; mais non, tout est calme.

Par mesure de précaution, nous demeurons céans un bon quart d’heure avant de décamper. Ma colère s’est refroidie. Le Gros en profite pour questionner, tout miel :

— Et maintenant, mec, tu comptes faire quoi-ce ?

— Envoyer des troupes d’élite dare-dare dans le secteur. On coiffera toute la bande dès le début de l’opération. Verrouillage de la rue, des tireurs d’élite sur les toits avoisinants ; et le président ira se pieuter chez lui ou à l’Hôtel des Deux Boules. Il n’y a plus de temps à perdre ; viens !

Nous battons en tu sais quoi ? Oui : retraite ! Le mot est pénible, mais après tout, je ne suis pas officier de clairière.

Je dévale l’escadrin de bois et repousse la porte des combles. Nous voici sur le dernier palier. Il est désert, peinard. Je soupire, soulagé.

Trop vite !

Les deux portes qui s’y trouvent s’ouvrent à la volée. J’ai le temps d’apercevoir des tas de mecs dans chacun des encadrements. Une pure grouillance. Certains nous braquent avec des pétoires. Je perçois des détonations très faibles. Tchoufl ! Tchoufl ! Ça me chiquenaude un peu partout. Ils ont des silencieux, les drôles, et nous pralinent.

Je tente de porter la main à mon feu. Mais tout s’engourdit en moi. On vient de déposer une cathédrale sur mes épaules.

Merde ! Ils ne m’ont pas buté, tout de même !

Faut que je finisse ce book, mon éditeur est intransigeant sur les délais…

Je m’affaisse, mou comme une éjaculance. Pas plus nerveux qu’au moment où papa m’a fait cadeau à maman. Un peu moins puisqu’à l’époque j’ai eu l’intrépidité de gagner ma base avant les milliers d’autres connards en puissance qui en voulaient aussi.

Je ne perds pas conscience pour autant. Juste me voilà absolument inoffensif, réduit à l’état de serpillière mouillée, incapable de regarder l’heure à ma montre. Ma tronche est si lourde qu’elle pend sur ma poitrine.

Des types s’avancent, me saisissent par le col du lardeuss et me trament sur le palier. Je ne ressens rien. Je pense du bout du cerveau, avec un brimborion de méninges gros comme une tête d’épingle. « Le cerveau est un récipient à souvenirs », d’après Bergson. Mon récipient à moi est vide, vide, VIDE !

Je n’entends rien, je vois en fond de vie, comme la tête d’un décapité voit la guillotine depuis son panier de son, durant quelques secondes encore, selon certains rapports médicaux tenus secrets.

Y en a un, un gros, un obèse, qui fume le cigare. Sa tronche ressemble à un cul en train de déféquer. C’est franchement insupportable.

Et puis il y a un paravent en tapisserie, genre Aubusson (Pâques aux tisons), montants en bois rainuré, charnières cuivre style Louis Monzob.

Le gros fumeur est assis devant le paravent.

Ensuite, j’avise une pendule de marbre noir que ça représente un tigre, ou une panthère stylisée. Une glace à cadre doré renvoie des bribes de pièce, des passages de bouilles, une atmosphère…

Je suis toujours aussi languissant, aussi creux et déjeté, cachalot en crevaison sur la grève et qui ne peut plus remuer ses nageoires.

Je voudrais bien réfléchir, tenter d’agencer des pensées pour cohérer un peu ; mais ouichte ! Kaléidoscope. Ça remue, ça se compose et décompose, ça change de formes et de couleurs. Ça ne veut rien dire.

Et si je fermais carrément les châsses ? Et si je me laissais bercer par l’engloutissement ? Si j’allais au-devant du néant, comme Louis XV (crois-je) au-devant de Marie la Polak… ?

Prendre du champ, se soumettre aux impitoyables nécessités corporelles. T’as envie de tousser, tu tousses ; de pisser, tu pisses ; de ne plus être, tu t’abstrais. Bonsoir ; mes humbles, mes cons, mes frères, mes confrères.

Un cri de trident.

De trident en piqué. Vraou… ou… ou !

Je reviens. On m’appelle ?

Je n’ai pas dû jouer relâche bien longtemps car l’obèse à tête de cul n’a pas fumé trois centimètres de habana. La cendre choit sur son maillot de laine bleue… Tiens, la chanson de Mac Orlan : La Fille de Londres… Sur son maillot de laine bleue — on pouvait lire en lettres rondes — le nom d’une vieille compagnie qui paraît-il fait le tour du monde

Le cul retire le cigare de son anus rouge pour expulser une longue bouffée.

Nouveau cri. Je me domine pour tenter de voir. J’aperçois une vieille dame en robe de chambre écossaise. Elle a les cheveux bleutés, le teint gris, l’air terrorisé.