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— C’est que ça n’est pas commode, vous savez, Antonio, pas commode du tout.

Dans le fond, il aurait voulu faire écrivain au lieu de faire président. Quelques ouvrages qu’il avait publiés, au fil de sa patiente carrière, promettaient des pages qu’il souhaitait tenir un jour. Il se consolait en songeant qu’un septennat ne représente qu’un dixième de vie humaine et que ce n’est pas la mer à boire. Somme toute, il pouvait encore s’espérer un avenir.

Ce fut au cours de sa plus récente visite qu’il me colla sur les côtelettes ce que j’appellerai « L’Affaire Al Kollyc ». Je m’en serais grandement passé.

La chose se fit au détour d’une ambiance. Tino filait la note sur l’admirable Laissez-moi vous aimer ; des bulles de gaz trépignaient dans le fond du verre présidentiel. Nous avions parlé de journalistes femelles particulièrement douées, dont il aimait qu’elles l’interviewassent dans sa campagne du fond de la France. Le président me confia qu’il leur proposait chaque fois une promenade à bicyclette. Eberluées, elles l’acceptaient. Il les entraînait alors à toutes pédales vers de poétiques bergeries, sous les regards bienveillants des buissons truffés de C.R.S. Il les trouvait intelligentes, drôles et délicieusement salopes ; si bien qu’après cette mise en condition, le travail de ces dames devenait un papotinage exquis.

Bref, bon, très bien, nous avions évoqué, disais-je, cet aspect du journalisme, quand, soudain, il me mit la main à plat sur la poitrine, comme s’il voulait s’assurer que je ne portais pas un pacemaker.

— Mon cher ami, me dit-il, la Maison-Blanche m’a adressé un message bizarre, je tiens à vous le montrer.

Il sortit son porte-monnaie à soufflet de sa poche. Il s’agissait d’un objet de cuir noir ayant la forme d’une paire de testicules octogénaires. Cela avait deux rabats fermant chacun par une pression.

Il en souleva un, ce n’était pas le bon. L’autre lui permit d’accéder à une feuille de papier tel qu’on en utilise dans les télex et autres conneries du genre, c’est-à-dire que cela ressemble à du papier, que cela a la couleur du papier, mais que c’est du papier sur lequel on ne peut écrire à la main, ce qui lui ôte sa qualité de papier.

Il le déplia posément, lissa sur son genou la feuille ainsi obtenue et me donna à lire des caractères pâles sur fond pâle sortis d’un ventre cybernétique.

Je pris connaissance du poulet.

CXWB/1896 K 00 — Washington à CHERIDELUIMEME — ELYSEE-PALACE Paris.

Source confidentielle apprenons que célèbre gangster Al Kollyc ancien chef Mafia U.S.A. se trouve Paris en vue rencontre avec chefs Brigades rouges. Opération projetée contre Président Français. Kollyc descendu chez ami à lui César Césari-Césarini Avenue Foch 190. Bonne chance. Perspective 7.

— Intéressant, fis-je à mon hôte.

Il eut un rire auquel seules ses molaires participèrent.

— N’est-ce pas ?

— Vous avez alerté les services de haute sécurité, monsieur le… ?

— Ma sécurité, ma vraie, c’est vous, Antonio ! répliqua l’Auguste.

Un tel honneur, à bout-le-pourpoint et à brûle-portant ! Moi qui n’ai même pas la Légion d’honneur… Tu réalises ?

Je restis sans souffle.

Il me surveillait par-dessous ses stores vénitiens, d’une œillée gourmande.

— Vous allez vous occuper de cette histoire, trancha-t-il.

Puis il regarda sa montre.

— Je dois vous quitter pour aller faire pratiquer mon bilan médical semestriel, mon cher Antonio. Ça tombe bien : votre délicieuse limonade m’a justement flanqué envie de pisser ; la dernière fois, j’ai dû penser très fort au jet d’eau de la rade de Genève pour leur accorder les quelques centilitres d’urine qu’ils me demandaient.

Il me tendit sa dextre. Je plaquai la mienne contre. Ce fut bref et simple, mais intense. Après quoi il trottina hors du bureau.

— Plus larges, les pas, président ! le rappelé-je à l’ordre.

Il acquiesça en souriant et s’en fut comme s’il s’entraînait au ski de fond.

Il me faut à présent demander pardon à mon lecteur d’avoir écrit plusieurs pages dans un français passable, moi qui viole ma chère langue maternelle plus souvent qu’à son tour. Mais tu dois bien comprendre et admettre, ami et très cher compagnon de dérapages plus ou moins contrôlés, qu’on ne peut charabier lorsqu’on parle d’un président de la République française, quand bien même il vous honore de son amitié. L’Histoire se manipule avec des pincettes et des gants blancs. Je suis un insolent qui respecte les institutions. Mes blasphèmes ne sont que plumes au cul, froufrous et pieds de nez, je le reconnais volontiers. Mon numéro de ventriloque a des limites. La concordance des temps ne saurait passer par l’œsophage.

Après que le président m’eut quitté, caparaçonné de gardes du corps, j’alertis mes propres effectifs.

Je te rappelle, ou t’apprends, pour le cas où mon somptueux ouvrage intitulé Les deux oreilles et la queue aurait échappé à ta vigilance, que mon équipe se compose de Béru et Pinaud, bien sûr ; de Mathias, cela va de soie ; mais aussi d’un jeunot aussi surdoué qu’il est cradingue : Jean Lurette, lequel ne se lave jamais et ne se nourrit que de chewing-gum. Le Vieux, le très cher et vénérable Vieux, nous prête main blanche à l’occasion afin de ne pas la perdre tout à fait dans le farniente d’une retraite dorée.

Ce jour de décembre, Pinaud était au lit en compagnie d’une forte bronchite et Béru assistait aux funérailles du maire de Saint-Locdu, son village natal. Mathias avait rendez-vous avec je ne sais quel fonctionnaire du fisc afin de discuter les abattements que lui valaient ses dix-sept ou dix-huit rejetons. Je me trouvais donc seul avec Jeannot. Je l’appelis dans mon burlingue où flottait encore l’aura de mon Auguste et, sans un mot, lui tendas le message que ce dernier m’avait remis.

Tandis qu’il en prenait connaissance, je contemplis le garçon. Il portait un jean décoloré sur le devant par des mictions bâclées, un pull vert plus troué qu’un harmonica, et un blouson sans manches taillé dans je ne sais quelle peau d’animal mort, qui fouettait le bouc tibétain et le bac à friture surmené.

Il mâchait inexorablement cette charognerie de gum qui passe pour être la plus belle conquête de l’homme après le cheval et la pénicilline, en produisant un petit bruit de chaussures neuves.

Il relut plusieurs fois le texte, le déposa sur mon sous-main et demanda :

— C’est quoi, « Perspective 7 » ?

— Probablement le nom de code du responsable des Affaires étrangères au Pentagone.

Lurette changea son chargement de caoutchouc de joue et dit :

— Ces mecs, ils sont mômes ou ils sont cops ?

— Ils sont américains, répondis-je.

— Vous connaissez le Al Kollyc dont il est question ?

— De réputation. C’est un des beaux visages du superbanditisme d’outre-Atlantique, comme disent les journaux.

Lurette gratta ses couilles à travers le jean tendu qui, justement, les meurtrissait.

— C’est à nous de jouer, patron ?

— Oui, mon garçon.

— Je commence par César Césari-Césarini, je suppose ?

— T’as gagné la question à dix balles.

Il se leva, remisa à nouveau ses testicules tarabustés, prit son feu qu’il enquilla dans son dos, boutonna sa chèvre tibétaine (car après tout, il s’agissait peut-être bien d’une femelle) et gagna la lourde.