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Il hèle l’autre mec et lui ordonne de m’empoigner par les pinceaux. Lui-même, pas feignasse, se charge des épaules. Alors bon, nous v’là partis. Te dire qu’ils me ménagent relèverait du délire. Je prends des chtards de toutes parts : à bâbord, à tribord, contre la quille, sur la dunette. Le plus douloureux est l’ascension de l’escalier menant aux combles. Une fois sur le plancher poussiéreux, ils m’abandonnent pour vaquer à leurs préparatifs. On sent qu’ils ont répété. Ils agissent promptement, sans en casser une broque, à la lumière d’une grosse lampe portative de camping, laquelle diffuse une lumière rouge qui les transforme en démons. N’en sont-ce pas, d’ailleurs ? Hein, réponds ! Le comportement de ces desperados n’est-il pas satanique ? Le Rital se permet de siffloter entre ses dents. La Traviata ! Et tu ne peux pas savoir la dimension métaphysique que ça prend, cet air fameux, dans ce grenier, où s’élabore le rapt du siècle. Temps à autre, l’Italoche consulte sa tocante à cadran phosphorescent ; il lui arrive aussi d’escalader l’escabeau pour aller mater sur le toit. Aucune nervosité. Ses gestes sont aussi réfléchis et calmes que celui du grand patron qui t’a pratiqué l’ablation des testicules en croyant qu’il s’agissait de tes amygdales.

Il coltine le hamac sur la plate-forme, et puis une série d’ustensiles que je ne parviens pas à distinguer. Lorsque tout est terminé, il ouvre une valise que je n’avais pas vue lors de ma première visite des lieux, parce qu’elle était posée sur une poutre maîtresse. Il l’ouvre, en tire deux combinaisons noires et deux passe-montagnes également noirs.

— Allons-y, plus que dix minutes ! annonce-t-il à son pote.

Ils ôtent alors leurs vestons et passent les survêtements. Ensuite, se capuchent la hure avec les passe-montagnes. Ils enfilent des gants de fil noir. Dans la valise, il y avait encore des chaussons de feutre, noirs également, est-il besoin de te le préciser, pauvre glandeur ? Plus une ceinture d’étoffe noire avec des boucles et des gaines tout autour. Ces messieurs y fixent leurs armes et leur matériel.

— On le grimpe ! décide le chef, en parlant du pauvre de moi.

Ils me hissent sur la plate-forme. L’air est frais, il tombe une espèce de grésil poudreux. Je suis déposé sur le plancher d’aluminium froid comme le cul d’un bobsleigher tombé de son engin en cours de prestation.

Le Rital murmure dans son talkie-walkie :

— C’est O.K. ! Tortollani ?

— Paré, grasseye une voix.

— Nous de même ; vous actionnerez dès que le raffut commencera.

Mon cœur cogne atout pique (pardon : à tout rompre). Mon impuissance me fout dans un état de crise aiguë. Je comprends la rage de Don Diègue souffleté par ce con de comte, que merde, Rodrigue a eu raison de lui filer sa lardoire dans la paillasse. Ne pas pouvoir intervenir, c’est le bout de l’horreur pour un homme d’action comme moi !

Les deux types sont à peine distinguables, tout en noir dans la brume très dense. Je comprends que c’est bien parti pour eux. Ils ont dévidé le tuyau noir et attendent, tenant son extrémité.

Le Rital a parlé de « raffut ». Je pige qu’il s’agit de l’opération dite « de diversion », chargée à la fois de couvrir le bruit de la grue et de mobiliser l’attention des gardes en faction autour de l’Elysée. Qu’ont-ils combiné, ces salopards ?

Ça se produit sec. Le heurt caractéristique d’une collision, ponctué de cris. La chose a dû se passer rue du Faubourg-Saint-Honoré, non loin du palais présidentiel. Malgré le brouillard, une clarté fait tache d’huile dans cette direction. Les cris ne sont pas des cris humains. Ils s’égayent un peu partout.

— Bien ! apprécie sobrement le Rital.

Le zonzonnement de la grue se fait entendre, suivi du léger couinement de ses poulies entrant en action. Mes sbires sont dressés et guettent l’arrivée du crochet. Ils le trouvent. Le chef murmure : « Stop ! » Les couinements s’interrompent. Les deux gars font fissa pour fixer le hamac au crochet et s’y suspendre eux-mêmes. Avant de décoller, le Rital me dit :

— J’ai ma carabine à lunette infrarouge, tu resteras continuellement à portée de balles, ne l’oublie pas. (Il ajoute commak, dans l’appareil :) Go !

Les couinements reprennent ; le temps de compter jusqu’à trois, je ne les vois plus, la brume s’est emparée d’eux, ils s’y sont dissous. L’effervescence gronde rue du Faubourg. Les cris, je crois les identifier : ce sont des grognements de porcs affolés. Je vois le topo. Accident simulé, avec une bétaillère bourrée de gorets. Tout a été préparé pour que, sous le choc, le véhicule s’enflamme et que la partie réservée aux animaux se disloque. Messieurs les cochons, terrorisés par l’incendie, sautent de la bétaillère et se dispersent. Tu imagines le topo : un camion en flammes, à deux pas de l’Elysée, et plein de porcs en vadrouille dans le quartier. De quoi meubler la nuit blanche des factionnaires.

Pendant ce temps, M. le président se repose dans ses appartements pontificaux. S’il ne dort pas, ça ne va pas traîner, avec le gaz qu’on va lui brancher.

Comment empêcher cela ? Je gamberge tant que ça peut. J’échafaude…

Et alors, j’arrive à une conclusion. J’ai peut-être un moyen d’empêcher le rapt. Un seul. Oui, un seul et unique. Tu devines lequel ? Non ? Je vais te le dire : tomber du toit !

Ça te fait claquer des chailles ? Et à moi, donc ! Mais j’ai beau retourner la question dans mon cerveau inventif, aucune autre solution ne se propose.

Si je tombe du toit, ça va faire du boucan. Il y aura bien un locataire de l’immeuble, ou un passant, ou des sergots en train de courser les gorets qui sera (ou seront) alerté(s). En me découvrant, écrabouillé, entortillé de fil de fer, ils fouilleront l’immeuble, découvriront Béru et Hélène, lesquels les mettront au parfum. Le Gros et ma douce consœur seront sauvés, le président également. On débaptisera la place Charles-de-Gaulle pour lui filer mon blase à moi. Idem l’aéroport de Roissy. J’évoque le chagrin de ma Félicie. Sa vie finie. Note que je me berlure, jamais on ne croira que j’ai agi volontairement. C’est trop impensable. Ils décideront que je suis tombé accidentellement, ces cons.

Alors ?

Tu comprendras ma légitime hésitation. Donner sa vie pour sauver celle d’un président et d’une paire de collègues, ça paraît naturel, quand tu le bouquines dans un polar. Dans la réalité, ça implique la vache crise de conscience ; un sens fabuleux de l’altruisme.

Mais ce qui me soutient, c’est la perspective de faire échec à ces fumiers. De les biter envers et contre tout. Je les posséderai en mourant. L’Antonio chéri aura eu le dernier mot. Allons, courage, mon bel ami. Vaincs cet esprit de conservation qui nous neutralise, nous rend couards et flageolants. Songe aux kamikazes japonais, à ceux des causes palestiniennes qui acceptent de se faire péter avec une bagnole bourrée d’explosif.

— Hop !

J’imprime une secousse à ma personne. Roule vaille que vaille jusqu’au rebord de la plate-forme qui ne mesure pas plus de cinq centimètres de hauteur. Un ultime sursaut, et pouf ! je tombe sur le toit que je me mets à dévaler. Impossible de stopper mon anéantissement désormais. C’est parti, mon kiki ! Je suis un rouleau à pâtisserie lâché sur une pente. Tu parles qu’ils sont faits pour s’entendre : une pente et un rouleau à pâtisserie ! T’exprimer mes pensées, les ultimes ? Trop confus… Félicie, la vie, le soleil, une petite brume matinale sur le vallon des Baux, des corps de femmes, le glouglou du vin dans un verre, des odeurs de pain chaud, des pages de Crime et Châtiment, de Mort à crédit, de Belle du Seigneur… Les Pieds-Nickelés… Un chien que j’aimais… Des visages qui me sourient…