Je roule de plus en plus vite.
Ainsi faisais-je, jadis, sur une colline aimée qui sentait le thym. J’allais au sommet. Elle était ronde comme le ballon d’Alsace. Je m’allongeais et me mettais à tourner. Je dévalais de plus en plus vite. Parfois je tressautais et j’en étais étourdi. Je sentais des pailles aiguës dans mes reins, des herbes urticantes me fouaillaient.
C’était bon. Il y avait des crottes de chèvres séchées par petits tas…
Et ça y est, le bord du toit ! Salut ! Le big saut ! Je plonge à demi dans le vide. Les jambes. Quelque chose de solide comme la main de saint Christophe me retient dans le dos, par mon fil de fer. Un crochet maintenant le chéneau peut-être ? Hein, oui, ça te semble plausible ? Alors, on dit ça : un crochet. Et je suis suspendu au-dessus de la rue. Je ne vois rien. Tout est épais, cotonneux. Ça pue la brumasse parisienne, et aussi le produit chimique.
Les autres, là-bas, sur le balcon présidentiel, peuvent-ils constater la précarité de ma situation ? Si oui, seront-ils tentés de m’ajuster avec leur flingue à lunette perce-nuit ? Le crochet est-il en mesure de me sustenter longtemps ? Le flot des points d’interrogation me roule dans l’épaisseur de son mystère. Par exemple, je me demande si leur coup de main se déroule bien, en face ? Et la suite, dis ? Y en aura-t-il seulement une pour le gars mézigue ? Sacré 1er janvier, cré bon gu ! Heureusement que c’est une année bissextile : si je m’en sors, j’aurai un jour de plus à vivre pour compenser cette foutue journée. Note que nous sommes le 2, à présent !
La course aux cochons continue dans le quartier. Les pompiers se la radinent en trompe. Pain-pomme, pain-pomme ! La clarté rougeoyante, sur ma droite, disparaît. Leur faut pas longtemps, aux casqués, pour éteindre un sinistre de ce genre. Les braves gens ! Ah ! mesdames, faites-nous beaucoup de pompiers, de grâce !
Le crochet du chéneau tient bon : je ne le sens pas fléchir sous mon poids. Ainsi donc, la Providence n’a pas voulu de mon sacrifice. Je dois remettre mon héroïsme dans ma culotte. Soit. Néanmoins ma posture n’a rien de folichon.
Le temps passe. Le brouhaha se tasse. Un dernier espoir me chauffe l’âme en sourdine : Béru ! En ce moment, le Gros est seul avec Hélène dans l’appartement ; ligoté, certes, mais tellement ingénieux et fort ! Suppose qu’il parvienne à se libérer ? Dès lors, c’est la gagne tous azimuts, pour peu que mon crochet continue de faire du zèle.
Cet espoir se mue en début d’allégresse quand je perçois du bruit dans le grenier. Pas d’erreur, quelqu’un vient. L’escabeau permettant d’accéder au toit gémit sous les kilogrammes d’un mec. On marche à présent sur la plate-forme d’alu.
Je me fous à geindre pour attirer l’attention de Mister Tripaille. Message reçu ! Un faisceau rouge, très faiblard, parcourt la zone où je me trouve et finit par me capter.
— Vasistas ! s’exclame sourdement une voix teutonne.
Malédiction ! Il s’agit d’un membre de l’équipe Johann II !
CHAPITRE 11
Il est des jours où ça rentre sans vaseline et d’autres où t’as beau lubrifier, impossible de te la mettre sur orbite.
J’escomptais Béru, et c’est Blücher qui se pointe : l’homme qui fume le cigare avec son cul. Il a goupillé l’affaire des petits cochons, lesquels ne l’ont pas bouffé en route vu qu’on respecte toujours ses frères quand ils sont baraqués.
Il est laguche, à plat ventre sur la plate-forme, et je dois reconnaître une chose qui plaidera pour son salut éternel : il tend la main afin d’essayer de me s’emparer. Mais il s’en faut de cinquante centimètres virgule quéqu’ chose. Et même, compte tenu que mes bras ankylosés sont soudés à mon buste, je ne vois guère comment il pourrait parvenir à m’arracher.
Comme il est moins intelligent que moi d’environ cinquante kilos, il pige l’inanité de sa courageuse entreprise et me déclare qu’il va chercher une corde.
Je n’aime point trop. Incapable de tout mouvement, je n’ai guère d’inclination à me livrer à ses manœuvres, pauvre corps mort que je suis. Ma seule consolation est que s’il rate son coup, j’irai ainsi me fraiser la pêche dix étages plus bas, ce qui, bon, d’accord, constituait mon projet initial.
Il revient, dûment équipé, reprend sa position de sauveteur, à plat ventre sur le froid métal. Il a constitué un nœud vachement coulant avec sa corde et tente de me pêcher. Note que je ne me fais pas d’illuses. Ce n’est pas pour ma valeur intrinsèche qu’il s’escrime ainsi, mais pour éviter ce que, précisément, je voulais réaliser en me détoitant, à savoir que je rameute les populations para-élyséennes.
Cet homme est lent, mais obstiné. En outre, il affectionne les films de cove-bois et l’art du lasso n’a pas de secret pour lui. Costaud comme un taureau inséminateur, qui plus est ! Il fait si bien qu’il me décroche et me hale jusqu’à lui. Je retrouve le contact glacé avec la plate-forme.
A peine y suis-je, que le zonzonnement de la grue reprend. Selon un code initialement prévu, le gros « Tiens-fume ! » opère quelques signaux avec sa loupiote rouge pour signaler la plateforme. Mon cœur chamade à en fissurer le tympan de Notre-Dame.
Quid du cher président ?
Le gros mec sonde la nuit doublement opaque, guettant l’arrivée de ces messieurs. Il a toujours des petits clignotements de lampe afin de baliser la piste d’atterrissage. Mon idée ne fait ni hune ni d’œufs. Je repte de façon à me mettre perpendiculairement à lui. Mes pieds sont près des siens. Je concentre mon énergie, bande mes muscles, arque mes jambes le plus possible. Et vlan ! C’est la secousse. Mes pinceaux frappent ses jarrets. Rien de Guillaume Tell pour déséquilibrer le quidam que ne s’y attendait pas. Surtout, sa pomme : tout dans les membres supérieurs, pas grand-chose dans les inférieurs. Il est littéralement fauché et bascule. Il ne roule pas sur le toit de zinc noir, mais y glisse. D’esprit un peu lent, il n’a pas l’opportunité de bien piger ce qui lui arrive. D’ailleurs, ça changerait quoi ? Il passe à côté de mon crochet et s’engouffre dans les profondeurs abyssales de la rue. Son beuglement retentit en différé. Et puis ça fait « tchlaofff ! ». Point à la ligne.
M’y voici.
A la ligne.
Pour te dire qu’une masse sombre se dégage du brouillard et oscille au-dessus de l’immeuble.
J’entends des bruits de fenêtres ouvertes, des gens qui interrogent le vide : « Qu’est-ce qu’a fait ça ? On dirait que quelqu’un est tombé d’un étage… Mais moui, regardez en bas… » Une onde chaude comme une brise d’été me parcourt…
La masse est tout à fait présente. Un hamac chargé. Les deux hommes. Le Rital toujours aussi froid. Il dit au grutier dans le talkie-walkie : « Restez où vous êtes, ne bronchez pas, personne n’aura l’idée de grimper vers vous, attendez que ça se tasse avant de filer. »
Son pote est moins self-contrôlé que lui.
— Pas moyen de quitter ce putain d’immeuble, dit-il.
— C’est prévu, j’ai une solution de rechange, répond le chef.
L’autre supplie :
— Alors, faisons vite !
— Pas de panique ! gronde le Rital, ils vont vérifier les appartements étage après étage, ça nous laisse du temps.
— Qu’est-ce qu’on fait du flic, on n’a plus besoin de lui, maintenant on a un sacré otage !
— On l’emmène !
— Mais…
— Pas de mais, il va nous aider. Il faudra bien s’il tient à la peau de son président.
Et, se baissant vers moi :