Après quoi, je m’occupe des gens de sa tablée. S’y trouvent : sa femme, une grande cavale peinte en guerre, et ployant sous le faix d’une joncaillerie à grand spectacle, son frère cadet, un lavedu à bouille d’ahuri, le genre fin de famille qui se laisse haler par les plus marles, la dame de celui-ci, autre pécore ressemblant à la devanture d’une bijouterie de quartier (mais surtout pas de Cartier), un monsieur bourré de tics, à la limite du hors jeu, lequel, je l’apprends sur l’heure, est le vieux tonton de Castella-Nove. Et puis il y a encore un gars à frime de souteneur pour film « B », aux épaules trop larges, aux favoris trop touffus, qui doit servir de porte-flingue ou de porte-coton, selon les circonstances. Il n’arrête pas de maugréer, lançant des blasphèmes qui mettent en cause Notre Seigneur et les Siens, qu’au bout de cinq minutes je lui ordonne de la boucler vite fait qu’ou sinon. Alors bon, il la ferme, mais me roule des gobilles grosses comme ses poings pour me marquer son antipathie. Je me promets de le châtaigner avant la fin de notre bavardage. On est toujours trop bon avec les méchants. Si on était vraiment méchant avec eux, malgré notre bonté, peut-être deviendraient-ils bons à leur tour et pourraient-ils alors accéder au salut éternel ; on n’a pas le droit de les priver de cette chance.
Comme le zigominche continue un peu trop de se croire vedette américaine dans Chicago for ever, tout en discutant avec Mme Césari-Césarini (qui n’a, en fait de culture que ses trois rangées de perles), je file un coup de boule dans les badigues du voyou : vraoum ! C’est si bref et si fort qu’il en reste comme sa photo radar. Et puis il se met à crachoter ses incisives tels des pépins de raisin.
A la vérité, cette tablée dite « des chefs », n’est guère prolixe. Personne ne sait rien sur personne. Tout ce que j’arrive à recueillir c’est qu’Al Kollyc, le défunt, est un vieux pote à Césari-Césarini. Ils se sont connus pendant la guerre, du côté du Monte Cassino. Lequel a sauvé la peau de l’autre ? J’arrive pas à le déterminer. Toujours est-il qu’ils se vouaient une amitié éternelle. Quant aux deux types en complet rayé qui ont fait la malle, onc ne les connaît. « Des amis d’Italie », a seulement annoncé le big boss. C’est une famille où la curiosité ne vous démange pas trop, ce qui permet de vivre vieux et en bonne santé. Qui a composé la table ? Mais César, of course. Les déclarations de ces braves gens recoupent celle du maître d’hôtel. Césari-Césarini a lui-même disposé son monde, mais de manière improvisée, semble-t-il.
J’ai conservé le mariolle pour la fin. Je l’entraîne dans la partie bar, là où la demi-tribu de Mathias écluse des boissons gazeuses. La manière qu’ils sont en déconnance, les chiares, me fait entraver qu’en fait de boissons gazeuses, ils ont passé la vitesse supérieure, et que, profitant de l’ambiance bracadabrande, ils ont largué le Coca pour le Dom Pérignon ! Le plus grand pisse dans un shaker, le plus jeune se cogne une assiette de caviar saupoudré de sucre en poudre, la plus moche des filles biberonne à même la boutanche de roteux avec une paille, et les cinq autres s’aspergent de Mumm Cordon Rouge après avoir secoué la bouteille et en obstruant du pouce une partie du goulot. Le vrai carnage ! Quand le father rentrera sa collection de tournesols at home, la mère Mathias le lapidera avec la vaisselle de grand-maman, puis demandera le divorce, ma main au feu !
— Alors, ça boume, les espiègles ? je leur demande.
— Vouaiais ! qu’ils me répondent.
— C’est beau, la jeunesse, non ? fais-je à mon casseur cassé.
Il continue d’effeuiller ses marguerites et de glavioter rouge.
Alors, je l’empoigne par ses revers et le juche sur le rade à l’arraché-jeté !
— T’es beau comme une marionnette, gars. Guignol, tu connais ? Tiens, moi je fais le gendarme, O.K. ?
Il me regarde comme un qui se questionne très fort pour savoir s’il ne va pas me lancer ses deux talons dans la gueule. De mon côté, je le visionne façon fakir Lûpanhar, afin de lui indiquer que je devine ses pensées secrètes et que ça me ferait vachement plaisir qu’il se laisse aller à les suivre. Alors, il se résigne et ses pattounes pendent contre l’acajou, inertes.
— Tu veux que je te dise ? je lui fais ; t’as une morphologie à trimbaler un rasif sur toi, ou une babiole du genre sacagne, me gouré-je ?
Je lance mes deux papattes pour palper ses fouilles. Il m’a devancé et a interposé sa dextre sur sa poche droite. Dans l’action du jeu, je lui biche un doigt, je tire, ça casse. Il crie. Les enfants Mathias, bourrés comme des coings, se fendent le pébroque. Je coule ma menine dans sa vague et j’en ressors un rasoir pas dégueulasse, que le barbier de Séville aurait pu raser toute la ville gratis. Comme quoi ma perspicacité est confondante. Je promène l’objet sous le nez penaud du gus.
— Un rasoir ! Dans un smoking ! Mais où as-tu été élevé, bébé vert ?
— Usant de la lame aiguisée jusqu’au-delà du possible, je découpe une fenêtre dans sa belle veste de cérémonie et son larfouillet choit, comme un parachutiste saute de l’avion transporteur.
Impudemment, saute l’explore. Mon tortionné s’appelle Vincent (comme dans Mireille), Couchetapiane (comme dans la vérole). Natif de Gênes. Profession : secrétaire de direction ; décidément ils emploient des vocables bien pompeux dans le Mitan, de nos jours.
C’est la seconde éblouissante où une grosse et noble voix lance, du haut des marches gainées de moquette bleu roi :
— Et z’alors ! Et z’alors ! Qu’est-ce c’est qu’ tout c’bigntz, bordel ?
Bérurier ! Stupéfiant de présence ardente, tout de noir vêtu, mais la trogne violacée par la suite des funérailles à m’sieur l’maire d’Saint-Locdu-le-Vieux, rotant, pétaradant, mains aux hanches, la cravate de traviole, la chemise déboutonnée jusqu’à la ceinture, l’œil comme deux fois le cher drapeau espagnol, c’est-à-dire jaune et rouge.
Une godasse délacée, une chaussette verte, l’autre noire. Un moignon de saucisson dépassant de sa poche supérieure ; beau, gras, intense.
Je l’hèle. Il descend à moi. Avisant mon « client » assis sur le bar, il lui balance une torgnole, histoire de lier connaissance et de se « faire des phalanges ».
— Y m’dit rien qui vaut ! m’assure-t-il. Faut-il qu’j’l’entreprisse ? T’aim’rais savoir quoi ?
Tiens, l’idée n’est pas mauvaise.
— C’est cela, Gros, occupe-t’en, fais-lui dire tout ce qu’il sait à propos de la victime, le truand américain et des deux loustics ritals dont l’un a lardé le gars Lurette.
Sa Majesté opine, ôte son veston qu’il accroche au presse-citron à levier fixé au rade. Posément, il roule ses manches.
— Mais c’est la portée à Mathias, ces rouquemoutes ! s’attendrit-il. Pas encore dans les torchons à c’t’heure induse ? C’est vrai qu’on est l’premier janvier.
« Bon, dégagez un peu la piste, mes p’tits albinos, j’ai b’soin de mes zaizes pour opérationner. Si vous voudriez prend’ un’ leçon d’interrogement, les garçons, au cas qu’ vous feriez roycos plus tard, perdez-z-en pas une broque, l’tonton Béru, c’est l’top niveau question questionnaire. »
Je laisse l’éminent pédagogue à sa démonstration pour vaquer à des besognes d’ordre général.
L’ambiance est bizarre au Grand Vertige. Faut comprendre les clilles. Ils se sont saboulés à l’extrême, ont carmé mille tickets par tronche pour venir festoyer dans ce luxe bordélo-vénitien et leur belle noye façon moscovite-du-temps-des-tsars tourne au caca. Sang et lumière ! voilà que ça grouille de flics. On leur réclame leurs fafs, et défense de sortir. Le mécontentement gronde comme un torrent souterrain. Mais l’homme, tu le connais ? Il s’adapte à tout. Alors, les voilà qui se remettent à turluter et à discutailler. Les loufiats demandent la permission de renouveler le champ’, j’accorde. Pas de raison de les faire tourner neurasthéniques une nuit comme celle-là.