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— Qu’est-ce que tu fais?

— Un collier de coquillages, dit-elle sans le regarder.

Mc Cash se pencha.

— C’est joli.

Avec sa vue qui baissait, il devinait à peine ce qu’elle tenait entre ses mains.

— C’est pour maman, dit-elle.

Mc Cash eut un méchant pincement au cœur. Pauvre gamine, qui croyait encore au père Noël — lui, sa mère, le futur, le monde était fichu et elle ne le savait pas.

— Ça lui aurait fait plaisir, dit-il.

— C’est elle qui m’a appris à bricoler des trucs.

— Quel genre de trucs?

Alice haussa les épaules. Sèche-mots, peinture sur mer, attrape-ego, elles confectionnaient ensemble de petites choses étonnantes à partir de matériaux récupérés çà et là. Son père ne comprendrait pas.

— Tu y penses souvent?

— À maman? Ben, tous les jours.

— C’est normal. Ne t’en fais pas, ça passera… Enfin, tu t’y feras, et tout ira bien.

Mc Cash se voulait amical, il avait l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants, jusqu’au nez.

— Il me faudrait du fil à pêche pour faire un collier, dit Alice. Et un petit foret pour percer les coquillages.

— Je t’en achèterai demain.

— Mm.

Alice ne portait qu’un jean, des sandales et un tee-shirt de fille. Le soir tombait et le vent fraîchissait.

— Tu vas attraper froid comme ça, dit-il.

— C’est déjà fait.

Elle empoigna ses coquillages et les fourra dans la poche de son pantalon.

— C’est pas très malin.

— Je ne parlais pas du temps, insinua Alice.

Sa mère. Bien sûr.

— Les gens ne meurent vraiment que quand on les oublie, dit-il pour la rassurer.

— Tu dis ça parce que tu es vivant.

Ça ne durerait pas — Mc Cash sentait le froid qui sifflait dans son orbite morte, le même qui avait emporté Carole.

— On n’a que ça dans la vie, se ressaisit-il. Même si parfois c’est pas marrant: être vivant.

La gamine acquiesça. Bel effort. Mc Cash vit le reflet du crépuscule dans ses yeux, le feu rasant qui les brûlait. Sa main n’osait prendre celle de la petite, même une fois, alors qu’ils ne demandaient que ça.

— Un chocolat chaud, ça te dit?

Alice fit un signe d’approbation. Mc Cash visa la façade de l’hôtel derrière les haies, grogna tout le chemin — putain, voilà qu’il avait encore envie de chialer.

6

La commémoration avait lieu à midi dans le port d’Audierne. Mc Cash savait ce que cela signifiait pour la famille: pas de corps, pas de deuil. On emporterait son souvenir à défaut de sa dépouille, une couronne de fleurs qu’on jetterait au large, en hommage au disparu.

Mc Cash n’avait pas revu Marco depuis sa déroute avec Angélique quinze ans plus tôt: l’avocat avait monté son cabinet à Quimper et ne venait plus à Rennes, où le policier poursuivait son suicide affectif, coupant les ponts avec tout le monde, y compris lui-même. Il ne savait pas que Marco s’était marié, ni avec qui: la famille Kerouan ayant annoncé les «obsèques» de leur fils dans le journal, c’était l’occasion d’interroger ses proches.

Le temps était frais, le soleil vif sur les toits. Un bateau à moteur clapotait le long du ponton où Marco amarrait son voilier, d’après le type de la capitainerie. Un vieil homme en blazer bleu marine rangeait les bouts d’un zodiac, un septuagénaire corpulent et presque chauve qui guettait le quai en consultant sa montre. Richard Kerouan, le patriarche, un gros bonnet de la région. Une petite femme vêtue de noir l’accompagnait du bout des souliers, Madeleine, sa femme, rabougrie par le chagrin et les années à l’ombre du chef. Un groupe de personnes approcha du ponton où ils attendaient. Mc Cash reconnut Marie-Anne, la sœur de Marco, qu’il n’avait pas vue non plus depuis des années, et d’autres gens qu’il ne connaissait pas. Les frères et sœurs sans doute, et leurs enfants endimanchés pour les funérailles virtuelles de leur oncle. Ils échangèrent quelques mots. Il n’y avait pas de fleurs, pas de gerbes, que des mines basses sur le ponton du disparu.

Mc Cash les apercevait de la terrasse du Bar de la Mer. Un petit comité: Marco n’aimait pas grand monde…

— Pourquoi tu n’y vas pas?

Alice mâchait son troisième bubble-gum depuis le petit déjeuner.

— Où ça?

— Eh bien, avec les gens, là…

— J’aime pas les gens, dit-il.

Alice fit une grimace de l’autre côté de la table, comme quoi elle parlait à un parfait demeuré.

— C’était ton copain, non?

— C’était, oui.

Mc Cash ne téléphonait jamais à personne, encore moins pour prendre des nouvelles. Les deux hommes s’étaient perdus de vue, certains de se recroiser un jour. Ils se trompaient.

— Tu ne connais personne? insista Alice en visant le groupe.

— Non.

Avec sa vue qui baissait, c’est à peine si Mc Cash distinguait les contours des petits hommes sur le ponton — sa lentille de contact, sa seule coquetterie, aussi commençait à dater. Ils étaient maintenant une douzaine à faire le pied de grue devant le gros bateau à moteur, dont trois gosses habillés de bleu marine et blanc. D’après ses souvenirs, la famille Kerouan ne brillait pas par son excentricité. Une petite silhouette apparut alors sur le quai: une fillette, qui portait une gerbe de fleurs trop grande pour ses bras. La gamine de Marco?

Une femme en bottes et robe noire l’accompagnait, le visage recouvert d’une voilette; ce cou gracile, cette peau d’ébène qui brillait au soleil comme une lame… Mc Cash retint son souffle: c’était Zoé, la sœur d’Angélique.

Elle embrassa la fillette mais resta sur le quai, sa main gantée posée sur son chapeau que le vent malmenait. La gamine avança seule vers le zodiac amarré au ponton, des petits pas maladroits qui avaient du mal à faire le compte. La gorge de Mc Cash se serra devant la gamine couleur pain d’épice: une demi-orpheline, comme Alice. Il campait devant sa bière, l’œil rivé sur la fillette que la famille Kerouan accueillait maintenant, sans un regard pour sa mère sur le quai… Bizarre. Pourquoi Zoé restait-elle en retrait?

On s’agita au bout du ponton, le patriarche invitant ses proches à grimper sur le zodiac. Montée la dernière, Marie-Anne adressa un bref signe de la main à Zoé, auquel celle-ci ne répondit pas. Le moteur se mit en branle, créant un petit bouillon dans l’eau verte du port d’Audierne, emportant chagrin, fleurs et enfants.

Mc Cash se concentra sur la silhouette féminine qui fumait du bout des gants, hésitait à aller lui parler. Longue, svelte, la peau noire et lisse, délicieusement invisible sous sa voilette, l’objet de son péché lui revenait, madeleine cosmique…

Le zodiac avait disparu derrière la digue. Zoé fumait toujours, perdue dans ses pensées, quand une voix dans son dos la fit sursauter.

— Salut Zoé…

Elle eut un mouvement de recul en voyant l’homme qui approchait, un grand brun aux lunettes noires cerclées de chrome, plutôt beau mec malgré sa chemise débraillée et sa peau rougie par le soleil, avec un je-ne-sais-quoi d’ultra-violence dans ses gestes pourtant mesurés. Mc Cash avait sacrément vieilli: il faudrait qu’elle pense à le lui dire.

Zoé n’avait pas digéré le fait d’avoir couché avec le mec de sa sœur, de s’être laissé embobiner par cet escogriffe trop beau pour être honnête.