— Qu’est-ce que tu fais là, Mc Cash?
— J’ai lu la nouvelle dans le journal. Je peux te parler?
— Non.
Zoé s’était blindée sous la dentelle de sa voilette, rien ne filtrait, qu’une tension diffuse. Mc Cash ne savait plus qui avait provoqué l’autre, lui sans doute, comment ils s’étaient retrouvés ensemble emboîtés dans un lit d’été, juste que le plaisir avait été à l’aune de la débandade qui avait suivi.
— J’aimerais te parler du naufrage de Marco, dit-il pour couper court à leur vieux contentieux. Ils n’ont pas été foutus de me renseigner à la capitainerie.
— Je n’ai pas envie de te parler.
— Deux minutes: tu peux faire ça pour lui?
Zoé serra ses jolis crocs. Il devinait le contour de sa bouche, ses lèvres, mais toujours pas l’expression de ses yeux derrière la voilette.
— C’est votre fille, la gamine partie sur le bateau? demanda Mc Cash.
— Oui.
Marco et Zoé s’étaient rencontrés à l’époque où ils habitaient à Rennes; Mc Cash supposait qu’ils s’étaient revus après sa séparation avec Angélique.
— Je ne savais pas que vous étiez ensemble, ni que vous aviez une fille. Je n’ai pas eu Marco au téléphone depuis des années, dit-il pour faire la conversation.
— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas, Mc Cash. Désolée mais je n’ai pas envie de parler, à personne.
— Tu n’es pas conviée à la cérémonie?
Zoé le toisa de son mètre soixante-dix-sept.
— Pourquoi tu ne retournes pas d’où tu viens, inspecteur?
— Je ne suis plus inspecteur.
— Tiens donc. Qu’est-ce qui s’est passé? Tu as eu une révélation, un éclair qui t’a frappé au front? Ou la voix d’une vierge peut-être, qui serait venue te murmurer des choses durant ton sommeil?
Mc Cash n’avait pas envie de parler de ça.
— Vous êtes des durs à cuire dans la famille, hein, renvoya-t-il d’un ton peu amène. Écoute, la moitié des bateaux qui prennent le rail de Gibraltar sont des chauffards, enchaîna-t-iclass="underline" l’un d’eux a pu percuter le voilier de Marco sans s’arrêter pour le secourir.
— Toujours à chercher la merde, hein.
— Non. Non, je veux juste savoir ce qui est arrivé.
— Demande à la mer.
— Marco avait la phobie des cargos de nuit, poursuivit Mc Cash: j’ai du mal à croire qu’il se soit laissé surprendre. Surtout dans une zone aussi dangereuse.
Zoé soupira, fuma jusqu’au mégot.
— Tu crois quoi? Que les enquêteurs n’ont pas fait leur boulot?
— Je ne sais pas encore.
Les drisses claquaient dans la brise.
— C’est pour ça que tu es venu?
— Je passais par hasard quand j’ai lu la nouvelle dans le journal.
— C’est trop tard.
Zoé aperçut alors une gamine dans l’ombre du borgne, une préado aux yeux vert doré. Mc Cash bougonna en la voyant.
— Alice, dit-il en guise de présentation: ma fille…
La petite curieuse recomptait ses doigts en bordure du quai. Zoé croisa l’expression déconfite de son père.
— Depuis quand tu as une fille?
— Je sais pas trop. Tu as quel âge? lança-t-il à Alice.
— Bientôt treize ans.
— Treize ans, répondit Mc Cash.
— J’aime ton sens de l’humour.
— Moi aussi.
Zoé sourit comme un caïman sous sa voilette.
— Par hasard, hein…
Il ne savait pas ce qu’elle voulait dire par là, ce qui se tramait dans la caboche de la sœur de son ex-femme, de toutes les femmes. Zoé jeta sa cigarette sur le quai et l’écrasa sous sa botte.
— On n’a pas besoin de toi, Mc Cash, dit-elle. Ne le prends pas mal mais rends-nous service: va-t’en.
— Zoé…
— Oublie-moi, tu veux.
Leurs regards se croisèrent, saturés d’ecchymoses. Mc Cash pensa à sa sœur, deux inséparables qui n’avaient rien de perruches. Bizarre qu’elle ne soutienne pas sa cadette un jour pareil.
— Angélique n’est pas là? s’enquit-il.
L’expression de son visage changea.
— Quoi? s’assombrit le borgne.
— Tu n’es pas au courant? renvoya Zoé.
— Non, quoi?
Ses yeux se gonflèrent.
— Rien…
Zoé tourna subitement les talons et s’éloigna sans un regard pour Alice, souveraine sous sa voilette, sans se douter que ses larmes se voyaient à des kilomètres. Mc Cash la rattrapa et la tira par le coude.
— Hey!
— Où est Angélique?
— Tu me fais mal!
Mc Cash lui pinça plus fort le bras.
— J’ai plus beaucoup de temps à vivre, feula-t-il tout près de son visage. Marco était mon ami et ta sœur la femme de ma vie, alors arrête tes enfantillages et dépêche-toi de me répondre.
Les yeux noirs de Zoé étaient remplis de larmes.
— Angélique…
— Quoi? la pressa-t-il.
— Elle était sur le voilier, dit-elle, avec Marco.
Il reçut le choc, un coup de poing au plexus qui lui fit relâcher son étreinte.
— Angélique a disparu en mer, elle aussi, tu comprends?!
Zoé échappa à ses serres pour rejoindre l’homme qui l’attendait sur le parking. Mc Cash ne songea plus à la retenir. Un ange noir passait dans le cieclass="underline" Angélique…
Angélique, morte.
7
Ils s’étaient rencontrés dans une salle de sport, un soir d’hiver en banlieue parisienne. Krav-maga, ou comment tuer des gens à mains nues. Elle était déjà une experte de l’art martial, lui commençait à peine. C’était à la fin des années quatre-vingt-dix.
— Comment tu t’appelles? avait-il demandé, en sueur après leur assaut.
— Angélique.
— Très approprié. Je crois que tu m’as cassé le nez.
Il pissait le sang, poc poc, les gouttes faisaient des frappes chirurgicales sur le tatami.
— Tu t’es trop approché de ma zone de défense, dit-elle. C’est la sanction minimale.
Mc Cash aimait bien l’idée de se faire casser la gueule par une femme. Ça les mettait sur un pied d’égalité, seule base acceptable d’un rapport humain. Il tenta de maîtriser le flux tiède qui s’écoulait de son nez.
— On ne se méfie pas des femmes, la taquina-t-il.
— Misogyne?
— Plutôt lesbienne. Je m’appelle Mc Cash.
Elle serra la main propre qu’il lui tendait.
— C’est ton prénom?
— Je n’ai pas de prénom. Trop familier, dit-il en fouillant dans sa poche.
— Ah oui.
Il essuya son appendice à l’aide du mouchoir.
— Non, pas mon genre.
— C’est quoi ton genre, alors, Mc Cash?
— Toi, dit-il.
Angélique ne s’était pas démontée. Elle avait jaugé le mètre quatre-vingt-dix de l’homme qui retenait son nez de couler: belle bête, svelte, musclée, un seul œil mais vert d’eau, couleur océan, malin c’est sûr, dangereux autant qu’on pouvait l’être. C’est lui qui reprit la parole.
— Je peux t’offrir un verre, pour te faire pardonner mon nez cassé?
— Je suis sûre qu’il n’est que déplacé. Mais si tu me laisses payer le deuxième verre, j’oublie tout.