Angélique avait vingt-deux ans, le borgne au tee-shirt rouge sang dix de plus, ça n’avait aucune importance. Leur première sortie se déroula dans un bar de Saint-Ouen, près du club de krav-maga où ils s’entraînaient. Mc Cash commanda deux ti-punchs à l’Antillais qui tenait le bistrot. Angélique portait un legging, une veste à capuche repoussée dans le dos et deux yeux de miel coupé au vert pilé. Il glissa son rhum sur la table. Le sujet du krav-maga épuisé sur le chemin qui menait au bar, il se lança.
— Tu fais quoi dans la vie, à part casser des nez?
— Ça ne se voit pas?
— Hum… Il fit semblant de réfléchir. Maçon?
— Non.
— Secrétaire de mairie?
— Non.
— Forçat? Forçat sur une île?
Elle secoua la tête.
— Chiropracticienne, c’est comme ça qu’on dit?
— Non plus.
— Foraine?
— Non.
— Liseuse de bonne aventure, tenta-t-il.
— On approche. Je suis rappeuse.
— Tu rappes quoi, des morceaux de fromage?
— Tu sais qu’à la brigade du rire, tu serais le sergent Garcia?
— Hé hé. Tu as un groupe?
— Oui, un duo avec D’. Un poète urbain, rappeur à ses heures. «Colère Noire», c’est le nom du groupe. Ça défonce tout.
— J’ai vu ça.
Son nez avait triplé de volume. Angélique voyait qu’il se fichait du rap, de ce que la culture hip-hop pouvait véhiculer, mais son œil unique la dévorait crue. Une marque de fabrique peut-être.
— Et toi, relança-t-elle en mélangeant son ti-punch, tu es quoi: coiffeur pour dames? Charcutier? Pêcheur d’Islande?
— Mademoiselle a des lettres.
— Tu dis ça parce que je suis noire ou parce que je suis une femme?
— Ni l’un ni l’autre, ça fait juste plaisir à entendre. J’ai parfois l’impression de vivre dans un monde où le dernier tirera la chasse en partant.
Ce type commençait à l’amuser.
— Pas mal, fit Angélique, mais tu ne m’as pas répondu.
— Non.
— Alors?
— Je suis flic.
— Aaaah…
La rappeuse partit dans un long râle et bascula en arrière sur sa chaise.
— Vos chansons cassent du keuf, c’est ça?
— Non… Non, reprit-elle en souriant, c’est juste que d’après ton administration, je ne suis pas complètement française. Ma sœur et moi, on est venues du Sénégal avec le regroupement familial, ajouta-t-elle, mais nos parents n’ont que des permis de séjour prolongés.
— Et?
Angélique soupira dans son verre.
— Quoi?
— Non, rien…
— Tu m’en as trop dit: alors?
Elle eut un sourire de dominant.
— Tu me plaisais bien pour le rôle, mais là c’est foutu.
— Qu’est-ce qui est foutu?
— Je cherche quelqu’un pour me marier, fit Angélique tout de go. Un Français pure souche. Pour les papiers, et avoir enfin la paix avec votre putain d’administration. Être libre de ne pas me faire virer comme une malpropre.
— Ce serait dommage, concéda-t-il.
— N’est-ce pas.
— Et tu pensais me demander en mariage, comme ça, là?
— Toi ou un autre. Pour les papiers, c’est tout.
Il acquiesça dans son ti-punch, quasi vide.
— Je ne sais pas si j’aurais fait l’affaire; je ne suis qu’à moitié français et en guerre avec moi-même.
— C’est-à-dire?
— J’ai grandi à Belfast.
— Ah… C’était comment?
— Violent.
— C’est pour ça que tu es devenu flic?
— Non, c’est pour ça que j’ai perdu mon œil.
— Désolée…
— C’est vieux, laisse tomber.
— Pourquoi tu es devenu flic, alors?
— J’aime bien cogner sur des connards.
Angélique adhérait à son humour.
— Pas de chance, sourit-elle, tu es tombé sur moi! Allez, dit-elle en se levant, c’est ma tournée.
Quelle beauté, songea-t-il tandis qu’elle commandait deux nouveaux ti-punchs à l’Antillais.
— J’ai bien réfléchi à ton histoire de papiers, dit-il quand elle fut revenue: si tu veux te marier, je suis d’accord.
La Sénégalaise avait grimacé dans le fond de son verre.
— Tu as dit quoi, Mc Cash?
— Si tu penses que ça va te rendre service de te marier avec moi, tu te trompes, mais je veux bien t’aider à le croire. Mais à une seule condition.
— Laquelle?
— Qu’on divorce aussitôt.
— Bah… oui… Pourquoi?
— Parce qu’il y a beaucoup de femmes en détresse dans le monde et que je ne résiste à aucune.
Angélique dut boire un autre ti-punch avant de comprendre que Mc Cash était sérieux. Les histoires de papiers ne poseraient pas de problèmes au policier, il pouvait même aider sa sœur Zoé à en obtenir. Quant à jouer aux jeunes mariés devant l’administration, c’était une façon originale de se rencontrer et s’il pouvait rendre service à une femme en détresse… Ils sortirent du bar une heure plus tard.
— Bon, fit Mc Cash au moment de se quitter, si on commençait par la nuit de noces?
— Ha ha! Ha ha ha!
Angélique riait de bon cœur. Ça lui allait même bien.
— Mariage ou pas, tu me plais aussi beaucoup, Angel.
Elle plissa ses yeux de miel pilé.
— Tu serais capable de me plaquer aussitôt, dit-elle en le sondant, j’ai pas confiance. Non, je te propose qu’on couche ensemble le soir de notre mariage.
— Aussi si tu veux, sourit-il.
— Après le mariage, insista-t-elle. Ce sera plus romantique. Surtout pour un mariage blanc. Mais ne t’en fais pas, le rassura-t-elle, je ne suis plus vierge depuis longtemps. Tu ne perds rien pour attendre, petit toubab.
Angélique avait grandi au Sénégal avec sa sœur dans un village de bord de mer face à l’île de Goré, pendant que leur père trimait comme manœuvre en France. Angélique vomissait les cars de touristes qui venaient compatir comme on se mouche sur l’île de malheur et repartaient le soir même, la compassion au chaud, aussi imperméables au sort des survivants que rétifs au métissage de retour dans leur patrie.
La grand-mère leur avait raconté ce qui s’était passé à Goré, les gens qu’on poussait à coups de bâton, les chefs tribaux achetés, les bateaux des Blancs qui attendaient, ces morts en tas dans les soutes, comme d’autres plus tard étouffés dans les trains, les plantations, les esclaves en fuite à qui on coupait les oreilles, puis le nez, puis le tendon d’Achille, ceux qui fuyaient quand même et qu’on attachait aux arbres et qu’on battait à mort sous les yeux des femmes et des enfants, et qu’on laissait pourrir là, parmi les mouches. Angélique avait grandi comme ça: au bord de l’asphyxie.
Les parents avaient donné des prénoms français à leurs filles pour les aider à s’intégrer le jour où elles pourraient rejoindre leur père en France, mais dix ans déjà étaient passés. La famille d’Angélique avait pu migrer en région parisienne dans les années quatre-vingt, quand on avait encore besoin d’eux. Regroupement familial, école républicaine, permis de séjour prolongé mais pas de nationalité française en vue. Le pays où son père s’était usé les mains, pour du bitume. Du bitume français. Agent de voirie, c’était son métier. Du Nègre qui grille au soleil sous le regard impassible du patron, mais c’était ça ou rien — ou alors la crasse, une vie sans espoir, l’Afrique.