Tombé d’un échafaudage comme un fruit trop mûr, leur père était décédé sur le coup, ça avait marqué le début de leurs ennuis. Papiers, tampons, file d’attente, demande de régularisation, elles pouvaient rentrer chez elles, non?
Si Zoé avait poursuivi ses études après le bac, Angélique avait toujours pris l’attaque pour une défense: elle avait intégré un collectif de rap dans le 93 où elles vivaient et passé ses nerfs en pratiquant un sport de combat. Samuel, le prof de krav-maga de Saint-Ouen, avait vite pris la jeune révoltée sous son aile. C’est là que la Sénégalaise avait cassé le nez de Mc Cash, avant qu’il ne lui offre sa main.
Les futurs mariés s’étaient battus en attendant la date de leur union, tous les coups étaient permis, surtout les plus retors, peaufinant les contacts. Ils s’étaient tués virtuellement plusieurs fois (Angélique avait une technique d’étranglement et une vitesse de frappe sous la ceinture impressionnantes), se tenant au courant de l’évolution des papiers administratifs sans échanger d’autres caresses qu’un sourire en se retrouvant au club. Gentleman, Mc Cash n’était pas revenu à la charge. Leurs noces enfin fixées, ils ne se battirent plus que tous les deux, refusant de saluer les autres: Mc Cash était plus grand d’une tête, ses bras des tentacules, il était rapide et puissant mais Angélique avait de la hargne pour plusieurs générations et le côté aveugle du borgne lui laissait des brèches.
Regards suturés, sueurs mêlées, poings épuisés, ils s’étaient sauté dessus six semaines plus tard, après le passage devant le maire du Xe où il habitait. Mc Cash avait rencontré Zoé pour la première fois, belle plante et tempérament à peine moins calme que sa sœur, qui venait de s’installer en Bretagne. Les jeunes mariés n’avaient pas traîné. Angélique baisait comme elle dansait l’afro-beat, en transe et en fermant les yeux, lui empalé sur elle rêvait en bloc, la sculptait de ses grandes mains aimantes, créant une œuvre nouvelle à chaque salve d’extase. La foudre était tombée sur la savane. Mc Cash l’avait aimée tout de suite, dès leur première nuit l’un contre l’autre, aussi profondément qu’Angélique ouvrait grand les cuisses, et elle aussi semblait aimer ça. Mais il fallait divorcer. C’est ce qui était convenu.
— Pourquoi?
— Pour se sentir libre.
Angélique avait dit oui à tout, le divorce, l’idée de se revoir. C’était ça ou lui casser les dents.
À peu près tout les opposait, elle était noire et militante, il était blanc et désengagé, elle appelait sa vieille grand-mère restée au pays tous les dimanches, lui avait oublié sa famille en Irlande, ses amis, avait paumé leur numéro de téléphone, ils étaient l’aube et le crépuscule mus par des élans contradictoires, mais Angélique l’aimait.
Ils avaient recouché ensemble sous la douche du club de Saint-Ouen après l’entraînement, trois jours avant la prononciation du divorce. Ça sentait le sexe et la sueur des autres dans le vestiaire déserté. Angélique en avait encore le ventre tout tapissé d’étoiles.
— Je fais un concert samedi soir, dit-elle en se rhabillant.
— Ah oui… C’est quoi, du zouk?
Elle lui aurait volontiers crevé l’autre œil.
— Non, fit-elle entre ses dents, rien de domestique. D’ sera avec moi. Mon binôme sur scène.
— Il est si bon que ça?
— Aussi bon que moi.
Samedi, c’était le jour de leur divorce. Autant fêter ça en musique. Mc Cash s’était rendu au concert de la rappeuse et ils ne s’étaient plus quittés. Il faisait volontiers le mariole en présence d’Angélique mais ils restaient parfois des heures le corps transi, encastrés l’un dans l’autre, ces nuits sans orage où ils se serraient si fort qu’on voyait leurs fissures, sans comprendre ce qui leur arrivait: ils tremblaient d’amour l’un contre l’autre, incapables de se détacher, comme si les larmes qui leur coulaient à l’intérieur les empêchaient de parler.
Ils s’étaient remariés un an plus tard, par amour.
Mc Cash avait prévenu sa femme qu’il avait le cœur trop grand, impossible à rassasier, que l’inassouvi était son créneau, un bastion retranché, sa solitude, il n’était pas seulement amputé d’un œil, il était amputé d’un horizon, mais Angélique l’aimait.
— Fais-moi du bien au lieu de te faire du mal.
Elle ne savait pas que son homme était de la pire espèce, de celles qui se piquent elles-mêmes. Mais Angélique l’aimait, radicalement. Ils se voyaient toutes les semaines, après l’entraînement au club de Saint-Ouen, impatients d’en découdre. Mc Cash ne parlait jamais de son travail à la Criminelle, il n’aimait que ses jambes quand elle s’accrochait à lui et l’afro-beat de son cœur contre le sien, tendre et douce enfant cabossée. Ils faisaient tout à l’envers, vivaient séparés, se retrouvaient au krav-maga, se quittaient tard dans la nuit.
Il est facile d’effacer ses traces à Paris. Les mois étaient passés, les années, avant que Mc Cash, las du chaos de la capitale où il perdait ses nuits, se fasse muter à Rennes. Angélique ne connaissait pas la région mais sa sœur Zoé y avait trouvé du travail. D’ volant de ses propres ailes, la rappeuse avait quitté sa banlieue et le hip-hop pour suivre son «mari».
Ça n’avait pas duré, la foudre sur la savane. Malgré la proximité avec Zoé, Angélique ne trouvait pas ses marques dans l’appartement qu’ils louaient au dernier étage de la tour des Horizons. Instinct close combat, confiance en elle niveau Ground Zero, le regard comme un percuteur quand il revenait le soir, sûre qu’il l’avait trompée, Angélique ravalait ses démons.