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Il lui fallait du solide. Quelque chose pour l’apaiser. Un bout de lui quand il n’était pas là, n’importe quoi pour se sentir vivre. Angélique lui avait dit un matin, a priori anodin, alors qu’ils prenaient le petit déjeuner:

— Je veux un enfant, Mc Cash.

Le borgne avait à peine relevé la tête de son café. Il ne fallait pas trop lui parler le matin.

— Pour quoi faire?

— Je suis sérieuse.

— Pas moi, Angel. On ne peut pas compter sur moi. Ce n’est pas nouveau.

Il n’avait jamais vécu avec une femme pour éviter ce genre de scène. Mc Cash n’était pas persuadé que l’humanité passe le siècle, l’avenir du monde était pour lui une farce macabre, et nos dents jaunes sous les masques. Il lui expliqua que faire un enfant était du suicide, mais elle insistait.

— Tu es seul. Moi aussi. Deux bonnes raisons de se multiplier, non? plaida sa femme.

— Je ne tiens pas à me multiplier. Tous les bouquins d’éthologie disent que notre race est vouée à disparaître. Prends un chien si tu veux de la compagnie.

— Pauvre con.

— Ouais.

Mc Cash n’aimait qu’elle mais il ne demandait pas l’exclusivité — un vieux mythe libertaire. S’il croyait qu’on le remercierait pour ça, il se trompait. L’orage avait tourné à la tempête quelques jours plus tard quand, Angélique racontant à Zoé son refus de lui faire un enfant, celle-ci, honteuse et rongée de remords, lui avait appris qu’ils avaient couché ensemble, l’été dernier, un soir d’ivresse. Ce salopard avait couché avec Zoé, sa propre sœur.

Mc Cash n’avait pas eu le temps de s’expliquer (le fait se suffisait à lui-même), de s’excuser (aucune excuse ne valait), il avait juste eu le temps de parer les coups. Angélique frappant sans crier gare, Mc Cash s’était retrouvé au milieu de la cuisine, asphyxié, les testicules dans la gorge. Un combat à mort, à en croire la folie dure qui traversait les yeux de la lionne. Relent d’opprimée, fracture à l’os, haute trahison, Angélique avait profité de sa paralysie momentanée pour arracher le bandeau qui cachait son œil mort, avant de s’attaquer au survivant: son poing avait touché l’arcade, manqué de peu la rétine. Des larmes de haine coulaient quand il avait riposté. Son pied était parti comme un boomerang et l’avait touchée au ventre, de plein fouet. Angélique avait reculé d’un mètre, catapultée contre la vaisselle dégringolée.

Une odeur de sang flottait dans la pièce, détestable. La Sénégalaise se tenait le ventre comme si ses entrailles allaient se répandre sur le carrelage, des larmes de rage et d’impuissance perlant à ses paupières.

Mc Cash l’avait laissée là, sans souffle au milieu de la cuisine, avec ses grands yeux miel suppliants, désemparée. Il était parti sans même prendre un sac. C’était ça ou se tuer.

Quand il était revenu, Angélique avait disparu. L’appartement était vide, sans même un mot d’adieu sur la table. Ils s’étaient mis la peau à l’envers sans cesser de s’aimer, et l’avaient payé cher.

«Ce qui nous lie, C’est de sentir gronder en nous cette folie cette rage: Incassable…»
*

Un amour au miroir sans tain, coupable d’on-ne-sait-quoi et qu’il portait aujourd’hui encore comme un fardeau… Le meilleur moyen de ne pas redescendre, c’est encore de jeter l’échelle: Mc Cash n’avait plus eu de nouvelles d’Angélique après leur rupture, ni de sa sœur, il croyait les avoir oubliées mais il se trompait, comme d’habitude. Il revoyait la silhouette de Zoé sur le quai du port d’Audierne, ses larmes cachées sous la voilette, sa gamine couleur pain d’épice et le bouquet pour son père qu’elle tenait à la main… Pour Angélique aussi…

— Tu en fais une tête, nota Alice tandis qu’ils revenaient vers la Jaguar.

Mc Cash était encore sous le choc de la révélation.

— C’était la femme de ton copain Marco? poursuivit sa fille.

— Mm.

— Pourquoi tu lui as tordu le bras?

— C’est une prise indienne: les Sioux faisaient ça pour montrer qu’ils étaient contents de se voir.

— N’importe quoi.

Oui, mais il fallait trouver quelque chose pour faire diversion. Il n’avait pas envie de lui parler d’Angélique, de la perte qu’elle représentait pour lui, Alice ne comprendrait pas sa détresse, la confondrait avec sa mère qu’il avait si peu aimée, si peu longtemps…

— Tu es tout pâle, dit-elle. Tu es sûr que ça va?

Non. Il pleurait les nuits où ils se serraient à s’en lever concassés, unis par cette solitude qui suintait d’eux comme une gelée minable. Il avait tué leur amour. Maintenant Angélique était morte, cent lieues sous les mers. Aux bulots, elle aussi…

8

Pourquoi Zoé n’avait-elle pas participé à la commémoration en souvenir de son mari disparu? La sœur d’Angélique répugnant à lui parler au nom d’un passé pourtant révolu, Mc Cash attendit le lendemain pour rendre visite à Marie-Anne. La sœur cadette de Marco vivait à Plougonvelin, un village sur la côte nord du Finistère au bout de la rade de Brest.

Grande gueule comme son frère, Marie-Anne se tenait loin de ses parents, des gens toxiques à l’entendre. La cadette entretenait en particulier de mauvaises relations avec sa mère qui, toujours à l’entendre, l’avait harcelée ou dénigrée tout au long de l’enfance. Barbie, sorties, jupe courte, maquillage, tout était interdit pour la fille aînée de la fratrie. Les remarques acerbes et désobligeantes de sa mère confinant à la maltraitance, Marie-Anne radotait sur le sujet pour peu qu’on la lance, ressassant malgré vingt ans de psychanalyse sur elle sans effet. Mal aimée, Marie-Anne aimait mal, tournée sur un moi en souffrance, sans amitié ni empathie, un amour de cadavre qu’elle maintenait en vie avec un acharnement pour ainsi dire thérapeutique. Elle avait réussi à tenir dix ans avec un homme, qui lui avait laissé la maison de Plougonvelin avec vue sur mer et une fille, Julie, aujourd’hui âgée de douze ans.

Marco était sorti du carcan familial avec la voile, elle avec la sophrologie orientale. Ils étaient liés par un contrat de solidarité tacite, sans amis communs ils se voyaient peu, mais l’affection restait la même. C’est elle qui l’avait initié au zen. Cartésien affiché, Marco avait d’abord raillé le mysticisme new age de sa cadette avant de revenir vanné de ses cours de yoga. C’est ce qui l’avait sauvé à Cuba, lors du convoyage cauchemardesque. Mc Cash avait dîné une fois ou deux chez elle à l’époque où ils traînaient ensemble, et en gardait un bon souvenir: Marie-Anne recadrait son frère quand il déraillait trop ou revenait plus mort que vif de cuites suicidaires.

La maison que lui avait laissée son ex était bâtie sur la colline qui dominait la plage de Plougonvelin, une des rares constructions en bois et en verre dont les Bâtiments de France toléraient l’existence sur la côte bretonne, plus adeptes des pavillons blancs à toiture d’ardoise réglementaire qui enlaidissaient les rivages. Les baies vitrées du salon, ouvertes, donnaient sur un jardin fleuri que le soleil avait déserté.