Mc Cash apparut entre ciel et mer, affublé d’une jeune adolescente — sa fille, d’après le coup de fil laconique passé un peu plus tôt. Le borgne portait son éternel bandeau, un jean et une veste noire. Ses nouvelles rides aussi lui allaient plutôt bien.
— J’ai pas trouvé la sonnette, dit-il en approchant.
La sœur de Marco attendait à la table de céramique.
— Ça va? fit-il en l’embrassant.
— Bof.
Grande, massive, blonde, le visage tiré par le chagrin, la peau blanche parsemée de taches de rousseur, Marie-Anne lui faisait penser à un phare plein de sel. Alice dit bonjour du bout des lèvres. Sa fille, Julie, se présenta à son tour sur la terrasse, un joli visage aux yeux pâles qui avaient trop pleuré — Marco était son oncle préféré. Ils échangèrent quelques civilités, mirent les enfants à l’aise avant de les envoyer dans la chambre de Julie. Mc Cash n’était pas venu pour une visite de courtoisie. Il accepta le thé au gingembre, fuma une cigarette sans y toucher. La disparition de Marco les avait remués, chacun à leur façon.
— L’enquête en est où? demanda-t-il bientôt.
— Le procureur de la République ne donnera pas ses conclusions avant plusieurs semaines, répondit Marie-Anne. La baraterie étant exclue, la thèse de l’accident n’est pas remise en cause.
— La baraterie?
— Couler son propre bateau pour toucher la prime d’assurance.
— Mm. J’imagine que Marco n’avait pas de problèmes d’argent?
— Notre famille est trop riche pour ça, railla sa sœur. Avec son métier d’avocat, il aurait fallu qu’il ait des goûts de footballeur pour manquer d’argent. Et tu connais ton pote.
Elle parlait encore de lui au présent.
— Qu’est-ce qu’il faisait au large de l’Espagne, du cabotage?
— Non, Marco venait d’acheter un voilier du côté d’Athènes. Il était en route pour la Bretagne quand il y a eu l’accident.
— En Grèce? Ça fait loin pour acheter un bateau, s’étonna-t-il.
— Je n’y connais rien mais il paraît que le voilier était un petit bijou. Il n’a pas eu le temps d’en profiter.
Mc Cash opina.
— Tu l’as eu quand pour la dernière fois?
— Mon frère? Quelques jours avant son départ en Grèce, dit-elle en croisant les chevilles sous ses fesses. Marco ne donnait pas beaucoup de nouvelles quand il partait en mer mais on avait l’habitude; je ne me suis pas inquiétée. C’est quand Zoé a vu qu’il ne rentrait pas qu’elle m’a appelée. J’ai aussitôt prévenu la police.
— Marco est parti d’où?
— Du port du Pirée, à Athènes. Le 7 juin.
— Et tu as signalé quand la disparition?
— Le 28. Zoé n’avait plus de nouvelles depuis deux jours. Comme elle avait eu Marco par téléphone le 25, on estime que l’accident a eu lieu dans la nuit du 26. Les secours ont mis quatre jours avant de retrouver les débris du voilier. Le bout d’épave a dû dériver.
Mc Cash pensait à autre chose.
— Ça fait plus deux semaines entre son départ et le naufrage, nota-t-il.
— C’est loin, la Grèce.
— On est sûr qu’il s’agit de son voilier?
— D’après les photos, oui. L’étrave a pu dériver mais comme c’était la seule disparition déclarée dans la zone…
L’océan clapotait au bout du jardin, séparé par un simple muret de pierres. À marée basse, on devinait une bouée jaune échouée sur le sable. Les iris vert feuille de Marie-Anne fixèrent l’ex-flic pensif.
— Pourquoi tu me poses toutes ces questions? dit-elle enfin.
— Des tas de gens disparaissent tous les ans sans donner d’explication, biaisa-t-il.
— Tu as du mal à croire qu’un marin comme Marco se soit laissé surprendre par un cargo, hein?
— Il en avait une peur bleue.
— C’est pourtant ce qui a dû arriver. Il se sera fait découper par un bateau de pêche, ou un navire de commerce.
— Ou un chauffard, qui ne lui a pas porté secours.
— Peut-être, concéda-t-elle dans un soupir. On ne le saura jamais. C’est trop tard maintenant. On verra les conclusions du procureur, mais ça ne changera rien à l’affaire.
— Marco avait une raison de disparaître?
— Comment ça?
— Son couple était solide?
— Il ne s’en plaignait pas. Et il adorait sa fille.
— Des problèmes de jeu, d’alcool, de santé, avec la justice?
Marie-Anne secoua la tête, négative.
— Personne qui aurait pu lui en vouloir, ici ou ailleurs?
— Toujours flic, hein?
— Je cherche à comprendre, c’est tout.
— Il s’agit d’une disparition, Mc Cash, fit-elle, pas d’un meurtre. Une fortune de mer, à des centaines de milles de son point de départ.
Mc Cash n’écoutait pas.
— Marco avait contracté une assurance-vie pour sa petite?
— Il faudrait voir avec Zoé. Mais si tu penses à un suicide maquillé ou une opération du genre, c’est hors de propos. Marco était un homme globalement heureux.
— Hormis sa famille, il était proche de qui?
— Mon frère a toujours été un sauvage, dit-elle. Avec le temps, il avait presque fait le vide autour de lui.
Comme quand il était bourré.
— Il était quand même proche d’Angélique, remarqua Mc Cash. Assez pour partir ensemble.
— Oui… Oui, ils sortaient en mer de temps en temps…
Marie-Anne parlait de manière anodine du sujet qui le bouleversait.
— S’ils convoyaient le bateau depuis la Grèce, reprit-il, c’est qu’ils étaient très liés.
— Comment ça? renvoya Marie-Anne, les yeux ronds.
— Angélique était avec Marco lors du naufrage: tu ne le savais pas?
— Angélique? Bon Dieu, d’où tu sors ça?!
— De Zoé, dit-il. Je l’ai vue hier, lors de la commémoration.
Marie-Anne resta incrédule.
— Mais… Enfin, personne n’est au courant, ni ma famille ni personne! Pourquoi Zoé ne m’a rien dit?
— Si tu as une explication, je la prends.
La prof de yoga avait perdu son stoïcisme.
— C’est bizarre… Vraiment, je ne comprends pas.
Un filet d’acide coula le long de son cœur, comme si on l’avait trahie.
— Zoé ne s’est pas jointe à vous lors de la commémoration sur le port: tu sais pourquoi?
— Mes parents ne sont pas des gens très ouverts, renvoya-t-elle dans un euphémisme.
— Sa couleur de peau?
— Disons qu’ils avaient rêvé d’un mariage plus dans le sérail.
Le vent frissonnait dans les feuillages, balayait ses cheveux blonds. Mc Cash sortit son carnet de la poche de sa veste.
— Zoé habite où?
— Penmarc’h, répondit Marie-Anne, la mine sombre. Sur la côte sud.
Mc Cash griffonna l’adresse. Penmarc’h. Spécialité dentelle et sardines, à l’autre bout du Finistère…
— Je peux te laisser ma fille un moment?
La Jaguar était garée près d’une haie de cyprès, qui coupaient le vent d’ouest. Un homme corpulent guettait sous les branches: il surgit au moment où Mc Cash ouvrait la portière. Quelques cheveux châtains plaqués sur un crâne bosselé, deux bajoues qui lui tombaient comme un costume trop grand, Yann Lefloc était un ex-flic de Brest reconverti dans le privé. Il était seul, mâchant un chewing-gum au goût éventé.