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Il y avait un coquillage au fond de l’enveloppe: un petit, jaune citron.

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D’après les neurophysiologistes, les mêmes zones du cerveau sont activées quand nous réalisons un acte et quand nous regardons un autre le réaliser: ce mécanisme d’identification dit «en miroir» est encore plus important chez l’enfant. Quand il caresse un chien, il n’a pas le recul d’un adulte, l’abstraction qui nous permet de dire que nous sommes en train de caresser un chien: à sa manière, l’enfant est le chien qu’il caresse. Cette empathie explique en partie son amour pour les animaux, qui se dissipe plus ou moins avec le temps. De la même manière, quand un enfant voit un de ses copains se faire expulser de leur école, c’est une sorte d’amputation qu’il subit, une amputation de son corps social et affectif. Le lien, la solidarité et la justice sont des choses concrètes: un enfant témoin d’une violence faite à un autre se sent directement impliqué.

L’objectif de la chasse aux sans-papiers n’était pas tant la fermeture des filières d’immigration que le conditionnement des futurs citoyens, pour qu’ils acceptent passivement le nouveau monde qu’on leur construisait, qu’ils apprennent qu’il n’y en aurait pas pour tous, entérinent cette frontière et la défendent.

Angélique et Zoé tenaient la permanence du RESF (Réseau éducation sans frontières) de Douarnenez depuis les années Sarkozy: salaire minable, colère garantie, mais une raison de vivre debout sans avoir un jour à rougir devant Lila. Les familles qu’elle et sa sœur accueillaient avaient tout bravé, les voyages entassées sur des pirogues jusqu’au Maghreb, les passeurs qui vous abandonnent au milieu du désert, les profiteurs de guerre, les voleurs, les violeurs sur le chemin, la brutalité de la police marocaine puis espagnole lorsqu’une poignée d’entre elles atteignait les enclaves, les coups, la peur, les barbelés à escalader en horde et les courses éperdues jusqu’au bureau d’immigration qui enregistrerait la demande d’asile; les sans-papiers qui arrivaient en France méritaient une médaille, au lieu du traitement qu’on leur réservait.

Venue du hip-hop contestataire, naturalisée au forceps, Angélique était bien placée pour savoir que la scolarisation des enfants de sans-papiers était leur seule chance d’avoir une vie meilleure, et leur expulsion de l’école une violence collatérale à plus d’un titre. Elle et Zoé militaient pour que ces enfants aient une chance de grandir loin des guerres et des famines, garçons et filles à égalité. Ici en Europe les femmes ne se faisaient pas exciser, elles conduisaient des voitures, divorçaient, se faisaient déflorer par qui elles voulaient, jouissaient de leur propre personne sans dépendre d’aucune autorité et Dieu restait à sa place, dans l’âme de ceux qui y croyaient.

Il fallait n’avoir jamais mis un pied en Afrique ou au Moyen-Orient pour s’imaginer que c’était mieux là-bas.

Un premier déni de démocratie avait eu lieu après le référendum sur le traité européen quand, alors que les Français avaient majoritairement voté «non» à la poursuite de la politique néolibérale, Sarkozy avait passé outre l’avis du peuple en signant le traité de Lisbonne. Pour Zoé et Angélique, le message était clair, «ils feraient sans nous». De fait, les Hollandais, puis les Grecs devaient subir le même sort. «Il n’y a pas d’alternative», disait déjà Thatcher, qui avait vendu son pays au plus offrant. L’Europe, continent-refuge, se passerait-elle de démocratie? Combien de temps encore avant que les technocrates du capitalisme financier ne prennent le pouvoir sur les peuples? Combien de temps encore avant que les chiffres ne prennent le pouvoir sur les mots — liberté, égalité, fraternité?

Les guerres en Irak et en Syrie allaient tout précipiter. Avec la crise migratoire, l’Europe marchait sur la tête, marchandait le flux des réfugiés avec un autocrate turc qui emprisonnait les écrivains et les journalistes, chiffrait le malheur à coups de quotas, signait des contrats d’armement avec les pays du Golfe qui soutenaient des groupes terroristes responsables des mouvements de population vers le seul endroit qui pouvait les protéger: l’Europe.

Angélique se posait des questions la nuit, s’endormait avec, en faisait part à Zoé: comment la France avait-elle accueilli les gens qui fuyaient le nazisme dans les années trente? Que signifiait au juste «toute la misère du monde»? Un jugement à géométrie variable selon que le fuyard s’avérait européen ou basané? Six mille personnes étaient mortes l’année dernière en voulant traverser la Méditerranée: que faire?

Angélique et Zoé bouillaient. Leur passé africain revenait comme un boomerang, les confinait à l’impuissance, à l’instar de millions d’autres personnes qui écoutaient les nouvelles à la radio ou voyaient les images des réfugiés de guerre repoussés derrière les barbelés d’une Europe qui tous les jours se barricadait un peu plus.

Puis Angélique avait eu cette idée folle. Assez folle pour qu’ils acceptent de la suivre.

Et aujourd’hui Zoé n’avait plus que ses yeux pour pleurer…

*

Un crachin brumeux s’était emparé de Douarnenez et ne semblait plus vouloir le lâcher. Des prospectus gorgés d’eau traînaient sur le trottoir, devant la porte. Zoé les repoussa du pied, ouvrit la permanence de l’association, laissa le chien entrer le premier. Elle avait déposé Lila au centre aéré — la copine qui les hébergeait n’avait pas à supporter la garde de sa fille. C’était la première fois qu’elle ouvrait le bureau depuis la disparition, tout lui semblait vain mais Zoé n’avait pas le choix. Il lui faudrait élever leur fille, faire le deuil de deux des êtres qu’elle aimait le plus au monde, trouver une nouvelle maison de préférence sans fantômes pour lui rappeler leur folie.

Zoé espérait ne plus avoir affaire aux parents de Marco, mais les Kerouan savaient où elle travaillait et reviendraient à la charge, comme si l’argent que lui laissait l’avocat était illégitime.

Elle remonta les stores de la vitrine, recroquevilla les écouteurs de son MP3 dans la poche de sa parka, prépara un café selon le rituel qu’elle affectionnait avec sa sœur. D’elle, il ne restait que son chien, Ali, un bâtard noir à poil long dont Angélique lui avait laissé la garde.

Zoé achevait sa tasse quand la porte du local s’ouvrit en grand. Un vent humide s’engouffra aussitôt, figeant les larmes qui dansaient dans ses yeux.

— Salut, fit Mc Cash en refermant derrière lui.

Le chien lui fit la fête.

— C’est quoi, ce clébard? maugréa-t-il en repoussant le bâtard qui s’essuyait les pattes sur son pantalon.

— Ali, le chien d’Angélique.

Mc Cash n’était pas très chiens — trop collants. Zoé nota qu’il marchait avec précaution, et son teint fiévreux trahissait pas mal de soucis.

— Qu’est-ce qui t’arrive? demanda-t-elle.

— Des types me sont tombés dessus, dit-il, alors que je fouinais autour d’un bateau bloqué au port de Brest.

— Quoi?

Le borgne plia sa carcasse sur une chaise vacante, sans un regard pour le chien qui agitait la queue à ses côtés.

— Le Jasper, dit-il, un cargo parti de Tanger. Je le soupçonne d’avoir éperonné le voilier de Marco. L’armateur est un escroc notoire et ses marins ont essayé de me tuer. Ce n’était pas un accident de mer.

Bouffées de chaleur, effets secondaires des analgésiques, picotements sur l’épiderme, Mc Cash chassait dans un univers chimique. Zoé ne réagit pas tout de suite, prostrée sur la chaise de son bureau. La nouvelle semblait l’ébranler.