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— Il va falloir que tu m’en dises plus, fit-il d’une voix lasse. Ne te dérobe pas, pas cette fois.

La sœur d’Angélique resta un moment les mains serrées sur ses genoux, se demandant jusqu’où elle pouvait faire confiance à ce diable d’homme. Bien sûr elle avait fauté avec lui, un soir d’ivresse où elle aurait mieux fait de se foutre des claques, mais l’ex-flic s’était démené pour régulariser sa situation à elle aussi. Et il avait risqué sa peau pour découvrir la vérité sur la double disparition qui l’affligeait… De guerre lasse, Zoé décida de tout lui dire, depuis le début.

— Tu te souviens de l’émotion quand on a découvert les premiers SDF dans la rue, les premiers morts de froid? commença-t-elle. C’est aujourd’hui entré dans les mœurs. Comme d’arrêter des enfants de sans-papiers dans les écoles et les enfermer avec leur famille dans des centres de détention tellement pourris que les flics qui les gardent sont régulièrement relevés pour leur éviter de déprimer, avant de les renvoyer dans des pays dévastés qu’ils ont réussi à fuir au péril de leur vie… Aujourd’hui il arrive la même chose avec les réfugiés de guerre. On prend un enfant noyé en photo sur une plage, on pleure sur son sort et on en laisse des milliers se noyer en Méditerranée en arguant qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde. On cherche à nous insensibiliser en masse. Ça fait partie du discours sécuritaire.

Mc Cash n’avait pas l’esprit assez clair pour encaisser ses digressions.

— Où veux-tu en venir?

— Angélique pensait comme moi, répondit sa sœur. Sauf que chez elle, tout est exacerbé.

— À quel point?

— Au point d’imaginer un moyen de les sauver, répondit Zoé.

— De sauver qui, des réfugiés de guerre?

— Oui. Irak, Syrie, Sahel, Golfe, ce n’est pas ça qui manque… Angel comptait ramener une poignée d’entre eux jusqu’ici, par bateau, avec Marco.

Mc Cash saisit vite le coup à trois bandes.

— Une filière d’immigration illégale en somme.

— Ils ne sont pas les bienvenus en France et l’Europe se barricade, se défendit Zoé; il faut bien que quelqu’un se bouge pour les sortir de là.

— Une goutte d’eau dans un océan de misère, commenta le borgne.

— Chaque vie compte, Mc Cash. Dix personnes sauvées, c’est dix désespoirs ressuscités, et un peu moins de honte pour nous qui les regardons se noyer. Ces gens fuient Bachar, l’État islamique et toutes ces milices de merde, pour sauver leur peau, pas pour venir prendre le travail de qui que ce soit! Ils ont tout perdu, leurs amis, leur maison, leur travail, leur vie, tout: tu comprends ça?

La travailleuse sociale avait repris sa posture de militante. Mc Cash admirait le côté dérisoire et généreux de la démarche, sans se sentir trop concerné — il répugnait à se battre pour lui-même, alors pour les autres… La pluie avait cessé de cogner aux carreaux de la permanence RESF. Le chien, lui, agitait toujours la queue.

— Ils sont partis d’où en Grèce? demanda-t-il pour recentrer le débat.

— Astipalea. Une île proche de la Turquie.

Mc Cash soupira.

— Pourquoi tu ne m’as pas dit tout ça l’autre soir quand je suis passé chez toi?

— Parce que ce que nous faisons est illégal et qu’un flic reste un flic, répondit Zoé.

Toute cette chaleur humaine lui remontait le moral.

— Je t’ai déjà dit que je n’étais plus flic, et que tes proches étaient aussi les miens. Embarquer des réfugiés, c’était une idée d’Angel?

— Au départ, oui. Mais Marco et moi avons fini par y adhérer. Ma sœur avait besoin d’aide, seule elle ne pouvait rien.

— Monter une filière d’immigration clandestine est passible de plusieurs années de prison, rappela Mc Cash: Marco était fiscaliste et visiblement rangé, vous avez un enfant, pourquoi suivre Angélique dans cette histoire?

— Je t’ai déjà répondu: par dignité humaine. J’étais réticente au départ, uniquement en raison de notre fille, poursuivit Zoé, mais j’ai fini par changer d’avis, ni contrainte ni forcée. Peu importe le risque couru.

Il opina doucement.

— Et Marco?

— Marco est un pirate, répondit Zoé. Comme toi.

Un silence spectral passa dans la pièce. Mc Cash jeta un regard sur les affiches punaisées aux murs, les visages venus de tous les pays du monde qui souriaient pour la photo.

— C’est pour ça que Marco a acheté le Class 40 au Pirée, dit-il. Il avait un bateau plus grand et plus performant, sur place.

— Oui. Il lui fallait une équipière pour gérer l’intendance des réfugiés pendant le chemin du retour, prendre les quarts pour dormir un peu.

Le borgne n’ergota pas sur la folie de leur entreprise — c’était trop tard.

— Il y avait combien de réfugiés à bord quand il a sombré?

— Huit. Huit femmes embarquées depuis une île grecque, précisa Zoé. Marco avait prévu une douzaine de jours pour relier Audierne.

Un scooter passa dans la rue, lui cassant les oreilles. Zoé semblait apaisée par la confession.

— Pourquoi la Grèce et pas Lampedusa? demanda Mc Cash.

— Beaucoup de réfugiés sont bloqués en Turquie, où le régime se durcit, fit Zoé. Ceux qui réussissent à atteindre l’Italie sont en général pris en charge et ont un petit espoir de gagner le nord de l’Europe. Ceux qui sont bloqués par l’État turc sont condamnés à vivre dans des camps pendant des mois, des années, comme les Palestiniens en Jordanie et ailleurs… Depuis le marchandage avec l’Europe, la plupart des réfugiés sont renvoyés en Turquie, ajouta-t-elle. C’est pour ça qu’on voulait les sauver. Leur donner une chance.

Mc Cash hésita à allumer une cigarette — la tête lui tournait encore un peu. Il pensait au Jasper, en route pour le même port du Pirée, à Zamiakis qui avait payé l’amende.

— Comment vous vous êtes mis en contact avec ces fugitifs?

— Un copain de Médecins sans frontières, qui a travaillé deux ans au HCR d’Athènes, répondit Zoé; il nous a donné le contact d’un Grec qui pourrait nous aider. Stavros Landis, c’est son nom. Il travaille pour une ONG proche du Secours populaire.

— Il connaît des passeurs?

— Je ne sais pas, Marco ne me disait pas tout. Mais je crois qu’il connaissait bien Astipalea, l’île grecque où débarquaient des réfugiés. Marco lui faisait confiance.

Stavros Landis: Mc Cash nota son nom dans son carnet.

— Tu as cherché à le contacter depuis le naufrage?

— Oui. Mais son numéro ne répond pas.

— Celui-là? fit-il en lui montrant les coordonnées vendues par Bob.

Zoé confirma: il s’agissait bien du même numéro grec, que Marco avait appelé plusieurs fois avant le naufrage.

— Tu les as eus quand pour la dernière fois au téléphone? poursuivit-il.

— Le 25 juin: ils atteignaient l’Espagne, avec les réfugiées à bord. Marco m’a dit que l’embarquement en Grèce s’était mal passé mais que tout allait bien maintenant. J’avais du mal à le croire, mais c’était une tête de mule.

— Comment ça?

— C’était mon mari: s’il braillait, c’est que tout était normal. S’il faisait profil bas, c’est qu’une tempête couvait.

— Il ne t’a rien dit d’autre?

— Non.

— Et Angélique?

— Je ne l’ai pas eue au téléphone. Pas depuis la Grèce. Ça non plus ça ne lui ressemblait pas.

Mc Cash gambergea un moment sur la chaise, chassant les nausées. Il lui manquait le correspondant d’un des trois numéros vendus par Bob.