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Les femmes l’avaient sorti de là. Les curieuses, les sans-espoir, les bienveillantes, qu’importe. Depuis le premier baiser échangé sous un porche, au premier instant de leur peau, au contact de leurs mains chaudes quand enfin déshabillées elles se glissaient tendre chatte contre ses flancs, au premier sourire violent de l’amour, il sut que les femmes seraient son lien au monde, ce qu’il verrait au bout de la planche, son unique salut.

Sa mère priant pour son âme, son père pour qu’il arrête ses conneries, Mc Cash avait tué son enfance en couchant avec les filles des deux camps, sans distinction ni discernement. Il faisait des choses pas catholiques avec les protestantes, et vice versa, infiltrait l’ennemi par l’orifice, compensant son manque d’affection par une addiction féminine de tous les instants, quand la guerre et les bombes fratricides hurlaient autour de lui. Mc Cash, qui avait pris vingt centimètres l’année de ses dix-sept ans, rentrait la queue tordue à la maison, ivre le plus souvent, puant le sexe britton et la haute trahison.

Son père, un soir, avait voulu le corriger mais, à dix-sept ans, le temps des trempes rédemptrices était fini: Mc Cash avait arraché le martinet des mains de Sean et l’avait fouetté en retour, à pleine volée. Il avait frappé son père comme un possédé, lacérant les bras qui protégeaient son visage de musicien alcoolique, tandis que sa mère s’arrachait les cheveux en poussant des cris d’otarie.

Mc Cash avait quitté la maison et le quartier qui l’avait vu grandir, sans remords. Il s’était installé chez un copain sympathisant de l’IRA, avait vécu d’expédients tout en poursuivant ses études, avant de perdre son œil lors d’une rixe dans un pub infesté de soldats anglais. Bénéficiant de la double nationalité, Mc Cash avait décidé de s’exiler dans le pays de sa mère. Ne pouvant pas encadrer Thatcher, préférant crever plutôt que de fouler les Highlands paternels, il avait pris le chemin le plus court et traversé la Manche en jurant de ne plus jamais remettre les pieds dans cette Irlande maudite.

En France, le borgne avait repris des cours de droit et goûté aux métiers qui allaient à son tempérament: sécu de concerts, roadie, machiniste, puis détective privé. Un flic qu’il avait rencardé lors d’une affaire l’avait encouragé à passer le concours d’inspecteur — on avait besoin de types comme lui. Adepte du grand écart, Mc Cash avait accepté. La Criminelle à Paris, comme pour assécher ses envies de meurtre et trouver un chemin légal à sa colère. Il se débrouillait bien quand il voulait, c’est la motivation qui manquait. «L’Irlandais» était son sobriquet dans la Grande Maison — si ça les amusait…

Ses parents moururent au pays sans le revoir, ce qui au fond ne changeait rien: Sean n’avait jamais pris la peine de le connaître, comme si quelques accords sur un violon suffisaient à son bonheur, quant à sa mère, le chagrin avait fini par avoir sa peau — le chagrin d’avoir perdu Patrick. Qu’elle prie en enfer. Mc Cash avait aujourd’hui cinquante ans, mille parfums de femmes et autant de fées imaginaires à se tartiner encore sur la peau avant de mourir, de préférence seul et au bout du rouleau en se tirant une balle avec son arme de service. C’était son programme dans la vie, jusqu’à ce qu’il reçoive la lettre de Carole…

Il avait fallu fouiller dans la caisse à outils de sa mémoire pour que le souvenir rejaillisse. Douze ans étaient passés depuis leur dernière entrevue. Carole, qui avait coupé les ponts avec sa famille de tarés, travaillait alors comme barmaid au Chien Jaune, un bistrot de Rennes que Mc Cash fréquentait à l’époque. Carole avait couché avec lui quelques fois après la fermeture, sur des capots de bagnole, sous les branches des jardins du Tabor, sous la pluie, avant de disparaître de sa vie. Un bon souvenir. Sauf que la lettre envoyée par Carole était une lettre testamentaire. Frappée par un cancer, elle mourait désespérée en lui laissant une gamine sur les bras: sa fille… Alice, une gosse de douze ans, qui d’après elle n’avait que lui.

Mc Cash enrageait. Il n’avait jamais voulu d’enfants, pas même avec la seule femme qu’il ait réellement aimée: cette lettre était une mauvaise farce de l’au-delà. Comment lui, l’homme qui pourrissait sur pied, le condamné volontaire, démissionnaire et nihiliste, s’occuperait-il d’une orpheline prépubère qu’il ne connaissait pas? Son enfance lui remontait de la panse, des choses mal ruminées qu’il croyait ravalées depuis longtemps, cette avalanche émotive dont il était à la fois l’écho et le point de chute, mais il ne pouvait pas rester les bras ballants comme sa mère à la mort de Patrick.

Mc Cash était allé voir la gamine, d’abord de loin, à la sortie de l’école, pour être sûr qu’elle existait, puis les événements s’étaient précipités[1] et il n’avait pas eu le cœur de la laisser à la Ddass, à pourrir, comme lui. Tous ces petits chaussons alignés dans l’entrée, ces jouets passés entre mille mains, la fausse gaieté de ces pauvres gosses affligés, il n’avait pas eu le cœur. Il était venu chercher Alice à la sortie du collège, un soir de juin finissant, et l’avait embarquée avec lui dans la Jaguar, destination nulle part. Ils avaient pris au foyer ses maigres affaires, signé les papiers, et quitté cette campagne bretonne pleine de ronds-points où la petite avait vu sa mère mourir. Non, Alice n’avait pas fait d’histoires pour le suivre. Ils avaient tout l’été pour trouver une maison, une ville où s’installer, l’inscrire à l’école. L’essentiel était de partir.

— Je te préviens, je suis nul en gosses, avait-il dit.

Alice avait haussé les épaules — comme si elle était bonne en parents… Enfin, en six mois ils avaient appris à se connaître, et s’il ne ressemblait à aucun père, Alice l’aimait comme il était, bougon, comique, désabusé, grand cœur, une sorte de montagne russe interdite aux moins de treize ans. Mc Cash composait avec la partition qu’il avait entre les mains; cette gamine ne s’exprimait pas avec un débit de mitraillette et des expressions incompréhensibles comme les filles de son âge, faisant preuve d’une maturité qu’il découvrait au fil des jours. Lui qui n’avait pas de prénom ne savait pas comment l’appeler: «ma puce» ça faisait vraiment minus, «mon chaton» c’était déjà pris, «moucheron» ça ne lui aurait pas plu, le reste des animaux il s’en battait l’œil.

Va pour Alice.

Ils erraient depuis dix jours d’hôtel en hôtel sur la côte sud de la Bretagne. La petite avait l’air de prendre ça pour des vacances. Peut-être qu’elle savait qu’il baratinait. Peut-être pas — il n’y connaissait rien.

Alice finit d’aspirer le jus de mangue qui traînait dans le vide-poches, et se tourna vers son père.

— Qu’est-ce qu’ils cherchaient, tout à l’heure?

— Hein?

— Les gendarmes au barrage.

Mc Cash conduisait en automate sur la départementale. L’étau lui serrait le crâne.

— Je ne sais pas, répondit-il. Des emmerdes…

Pour le moment il ne songeait à rien, juste à survivre à sa crise. Alice le surveillait depuis le siège en cuir, sa collection de mangas en vrac sur la banquette arrière. Les nuages dansaient là-haut, déclinant les nuances de gris, troués par les rayons. Ils croisèrent des types à vélo en tenue Intermarché — ça devait être le début du Tour de France —, des camping-cars couverts d’écussons ringards, avant de couper plein ouest. Soudain le ciel s’éclaircit. Dunes blondes, fleurs des champs multicolores et mer à pleine gomme: la baie d’Audierne déboula sous son œil cramoisi de douleur.

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1

Voir, du même auteur, La jambe gauche de Joe Strummer (Gallimard, coll. «Folio Policier» n° 467, 2007).