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— Elle a dit ça?

— Oui, bouffé par les crabes.

Il rangea le poème dans sa poche, touché, se ressaisit devant le sourire de la gamine.

— Viens.

Il paya l’hôtel à la patronne permanentée qui leur souhaita bonne route, entraîna Alice vers le parking. À partir de maintenant, ils vivraient à découvert.

Des rafales d’embruns fouettèrent leurs visages; ils se réfugièrent sous la capote et partirent sans un regard pour la baie. Alice s’étonna de l’état de la vitre passager, qu’il fit passer sur le compte de vandales. Le cadran affichait une heure et demie.

— Alors? réagit bientôt sa fille. C’est quoi ton histoire?

Mc Cash soupira au volant. Comment lui expliquer qu’il ne voulait pas la mettre en danger.

— C’est au sujet de mon copain disparu en mer, dit-il enfin, Marco… Il ne s’agit peut-être pas d’un accident.

— Ah bon?! Qu’est-ce qui s’est passé?

— Un cargo sans doute, qui lui a coupé la route. Je ne peux rien te dire de plus pour l’instant.

— Ah? C’est pour ça qu’on t’a agressé?

— Oui. Et c’est aussi pour ça qu’on va chez Marie-Anne.

— Qui t’a agressé?

— Les marins du cargo.

Alice ouvrait des yeux d’anémone.

— Tu as averti la police?

— Pour le moment je n’ai aucune preuve.

— Preuve de quoi? Que ce n’est pas un accident?

— Oui.

— Mais tu as travaillé pour la police, enchaîna-t-elle: ils pourraient t’aider!

— Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Et je ne suis plus flic.

— Qu’est-ce que tu vas faire alors?

— Poursuivre l’enquête. Il est possible que mon ex soit encore à bord du cargo.

— Angélique?

— Oui.

— Comment ça se fait?

— Elle était proche de mon copain Marco. Ce qui compte pour le moment, c’est de te mettre au vert chez Marie-Anne. Tu ne lui dis rien, hein? dit-il pour noyer le poisson.

— Non, non, promis…

Alice cogitait sur le siège humide.

— Combien de temps on reste chez Marie-Anne? demanda-t-elle.

— Je ne sais pas encore.

Mc Cash ne lui avait pas dit qu’il l’abandonnerait comme un chien sur l’autoroute. Son enfance lui revenait en plein visage, la passivité conciliante de sa mère recluse derrière la porte blindée du Seigneur, son silence névrotique quand son père le corrigeait à coups de trique, quand elle n’avait même pas un mot après pour le consoler. Mc Cash serrait les dents au volant, du jus d’os.

Alice l’observait depuis son angle mort, inquiète. Elle n’avait que lui. Lui qui, comme elle, semblait bien seul dans cette histoire. Pourquoi les marins l’avaient-ils agressé? Pourquoi ne demandait-il l’aide de personne? Des nuages touffus déboulaient dans le ciel, de la fumée d’usine; ils atteignirent Plougonvelin puis la maison d’architecte de Marie-Anne.

Julie jouait dans le jardin détrempé, courait après la chatte noire qui mimait la panique. La sœur de Marco oublia les pêchers près de la haie et vint à leur rencontre. Julie, le chat dans les bras, présenta le félin à Alice dans un grand sourire, l’invitant à le caresser. Sentit-elle le coup fourré? L’adolescente se rapprocha d’instinct de son père, qui ouvrait le coffre de la Jaguar, et lui jeta un regard interrogateur en voyant son sac sur le trottoir. Son sac et pas celui de son père.

— Tu vas rester ici quelques jours, Alice, annonça Mc Cash. Je ne sais pas exactement combien de temps ça va prendre, comme je te l’ai dit, mais je reviens vite.

— Mais…

— C’est pour ton bien, coupa-t-il.

Il s’attendait au pire, une scène pénible, des pleurs et son cœur au bouillon quand elle l’accuserait de l’abandonner, mais la gamine encaissa sans broncher.

— Tu pars où? demanda-t-elle.

— Je te téléphonerai.

— Quand?

— Bientôt. Ne t’en fais pas pour ça. Ni pour le reste, ajouta-t-il.

Mais son clin d’œil ne valait pas tripette. Alice se pinça les lèvres, courageuse, trahie. Sentant la gêne, Marie-Anne prit un air enjoué, augura de bons moments avec Julie «qui l’attendait avec impatience», des activités nautiques, en vain.

— Je reviens le plus vite possible, répéta Mc Cash en portant son sac jusqu’à la maison. D’ici là, tâche de t’amuser. Si tu y arrives, promis, je t’achète un chat. Un gros, avec une litière, s’il a envie de chier.

Alice ne sourit même pas. Son père allait la laisser là, chez des gens qu’elle connaissait à peine. Mc Cash avait prévu de partir vite, ce serait le mieux: il se pencha vers sa fille pour l’embrasser.

— Ça te va bien, le maquillage, dit-il en guise d’au revoir.

Il ne voulut pas savoir si des larmes perlaient à ses cils de girafon; il prit le volant et démarra sans un regard dans le rétroviseur. Il n’y a pas de destin, que cette foutue nostalgie du possible.

DEUXIÈME PARTIE

LES FEMMES DE TROP

1

Les gueules noires des camions crachaient du gas-oil dans la moiteur trouble de la quatre-voies. L’aéroport de Nantes se profilait et Mc Cash digérait à peine sa séparation avec sa fille, le regard perdu sur la ligne en pointillé. C’était la première fois qu’ils se quittaient. Il détestait cette sensation, comme amputé d’une partie de lui-même. Ce voyage vers l’inconnu n’était-il qu’un prétexte pour fuir?

Il avait trouvé une place dans le vol pour Athènes — arrivée prévue à vingt-deux heures trente, un billet hors de prix ponctionné sur son découvert, négocié avec la banque — mais après?

Ce cloporte d’Albanais ne lui avait pas tout dit mais si Angélique comptait parmi les rescapés du naufrage, elle avait de fortes chances d’être encore à bord du Jasper. Deux jours déjà qu’il avait quitté Brest. D’après ses calculs, le cargo ne serait pas au Pirée avant deux jours. En attendant, sa piste était maigre: le nom de leur contact en Grèce, Stavros Landis, et son adresse à Athènes. 56, Zoodochou Pigis. Une ancienne maison d’édition, d’après Internet. Le borgne se méfiait. Si Berim disait vrai, quelqu’un avait vendu Marco à Varon Basha, et Landis ne répondait toujours pas à son portable. Avait-il été liquidé, comme le type de la préfecture?

Il laissa la Jaguar dans le parking souterrain de l’aéroport, parcourut les espaces impersonnels allant du guichet aux portes d’embarquement avec l’envie de raser cette planète qui allait trop vite, présenta son passeport aux employés souriants pour la galerie, s’assit sur le siège qu’on lui avait attribué en bordure du couloir de l’A310.

Mc Cash snoba sa voisine située dans son angle mort, mal à l’aise. Il n’avait plus que son bandeau pour protéger son orbite sans prothèse. Le moindre dérapage laisserait entrevoir l’affreux tabou. Il se sentait nu. Même les manières aimables des hôtesses semblaient fausses. Il refusa le sandwich congelé qu’on lui proposa à mi-vol, dormit une heure, abruti de médicaments, se réveilla dans le même état et trimbala sa mauvaise humeur jusqu’au carrousel d’arrivée où il récupéra son sac de voyage.

Mc Cash n’avait pas prévu qu’un douanier aussi zélé qu’obtus le sommerait d’ôter son bandeau. Il protesta mais l’autre ne voulait rien savoir: c’était ça ou il pouvait dire adieu à son passeport, son séjour en Grèce, Angélique.