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— Qui d’autre?

— Deux types, répondit le DJ au-dessus de sa console.

— Quel genre de types?

— Pas le genre de Stavros.

— C’est-à-dire?

— Costauds, pas très aimables… Entre Dark Vador et Aube dorée, exagéra l’écrivain au chômage.

— Ils sont passés quand, ces joyeux drilles?

— La semaine dernière je crois.

— Écoute, fit Mc Cash en se penchant vers Pirros, je crois que Stavros est dans une sale affaire et qu’il a besoin de mon aide. Tu connais le nom d’un de ses proches, quelqu’un de confiance qui pourrait m’aider?

Pirros aplatit un vinyle, lança un morceau de Sonic Youth en shuntant le précédent.

— Kostas, dit-il. Un ancien juge devenu député de gauche. Lui aussi vient boire un verre de temps en temps. Il habite un peu plus haut, vers Lycabettus.

Un des parcs du centre-ville, juché sur une colline verdoyante…

Mc Cash avait négocié un découvert de mille euros avec sa banque à Brest, de quoi payer le billet d’avion et les frais; il laissa un billet de vingt au jeune DJ et vida les lieux. Il était trois heures du matin lorsqu’il regagna sa chambre d’hôtel. Les antalgiques mêlés à l’alcool l’avaient mis K-O mais il avait une piste.

Il s’endormit comme on se noie en pensant à Marco, Angélique, sa fille, les vivants et les morts dans le même sac jeté au fond d’un puits — lui.

2

— Comment ça va?

— Bah, bof…

— Comment ça, bof?

— Bah. Je préférais la vieille en chignon de la Baie des Trépassés.

— Quoi, Julie n’est pas sympa avec toi?

— Si, si…

— Alors qu’est-ce qui ne va pas? s’enquit son père.

— Bah…

— Arrête de dire «bah». C’est qui, Marie-Anne?

— Elle est un peu tendue quand même.

— Son frère est mort, il y a de quoi.

— Oui… Mais il y a un drôle de climat dans la maison.

— C’est ça la Bretagne.

Alice n’avait pas envie de plaisanter.

— C’est quoi le problème?

— Elle est toujours après nous, dit-elle, à critiquer tout ce qu’on fait.

— Et vous faites quoi?

— Rien!

— Eh bien faites quelque chose.

— C’est pas ça, on fait des trucs, mais c’est jamais comme il faut.

— Je comprends rien à ton histoire.

Alice boudait à l’autre bout des ondes.

— Tu reviens quand?

— Bientôt.

— Tu es où, là?

— À droite, à gauche. Je ne peux pas t’en dire plus. Mais si tu veux me faciliter la vie, tâche de t’entendre avec tout le monde d’ici à mon retour. C’est une question de jours.

— Combien?

— J’en sais rien, ma petite bête, ça dépend de ce que je trouve.

Alice marqua un silence. Ce n’était pas fréquent chez lui, les petits noms d’animaux.

— Et j’aurai un chat? embraya-t-elle.

— Tu ne perds pas le nord, toi.

— C’est toi qui me l’as promis.

— On verra ça en rentrant. Promis, il répéta.

— Bon…

— Je te tiens au courant, abrégea-t-il.

— Ne m’oublie pas.

— Je n’ai que toi, ça ne risque pas.

— Bisous alors.

— C’est ça, bisous…

Mc Cash coupa son portable, entre deux eaux. C’était la première fois qu’il appelait pour prendre des nouvelles de sa fille et ça n’avait pas l’air d’aller fort à Plougonvelin. Il se faisait du souci pour elle, si loin, si seule… Et il n’aimait pas trop cette idée. Mc Cash n’avait pas peur, de rien. Pour avoir peur, il faut avoir quelque chose à perdre et il était trop mal en point pour imaginer la perdre, elle. Sa propre mort ne l’avait jamais angoissé mais si aujourd’hui il venait à disparaître, il laisserait quoi à sa fille? Un découvert à la banque dans un monde qui ne pensait qu’à compter, des milliardaires élus par des pauvres, des algorithmes, des publicités pour la pâtée pour chien. Déprimant. Plus personne ne voulait du modèle universaliste hérité de la Révolution française, les Lumières s’étaient éteintes sur les peuples qui préféraient acheter des smartphones pendant qu’une minorité faisait payer cher à tous le droit de jouir de leurs privilèges en attendant de muter en sapiens 2.0. Mc Cash n’avait jamais été de son époque. Ou son époque ne voulait pas de lui. Ça le rendait mauvais, et ce matin n’était pas le bon.

Une brune en minijupe et cheveux roses passa devant la terrasse du Blue Bear, au bras d’une jeune femme à la beauté tout aussi effrontée: elles virent le grand borgne courbé sur son café, échangèrent une grimace de condescendance qui tenait plus de la cruauté, se chuchotèrent quelque chose à l’oreille et s’éclipsèrent au pas de course en riant. Mc Cash maugréa dans la mousse de l’expresso, plongé dans ses abysses — pourquoi les jolies femmes le rendaient-elles si triste? Parce qu’il se sentait vieux ou parce qu’il ne coucherait jamais avec toutes?

Il avait fui la salle de petit déjeuner de l’hôtel — les gens le matin lui semblaient encore plus misérables que le soir, où l’alcool brouillait les pistes — et marché jusqu’aux terrasses du square d’Exarchia un peu plus bas avant d’appeler Alice. Le quartier était calme à cette heure — l’anarchie se levait tard —, les kiosquiers ouvraient à peine. Mc Cash commanda un autre café. Une milice d’extrême gauche avait tué un dealer en pleine rue la semaine précédente, à la kalachnikov, sans que les flics osent intervenir; les toxicos dormant encore sur les trottoirs bombés de graffitis, les vendeurs ambulants en profitaient pour écouler leur camelote aux terrasses des cafés. Mc Cash acheta un briquet à un Africain souriant pour la forme et fuma sa première cigarette de la journée. Il avait mal dormi malgré la fatigue accumulée, rêvé d’Angélique comme on va au bûcher, le cœur brûlant, se demandait toujours si elle vivait encore.

Une sculpture de chérubins barbouillée de rose fluo trônait au centre du square. Un caddie abandonné errait dans le jardin mal entretenu où plantes et arbustes faméliques jouaient des coudes. Mc Cash chassa les idées parasites qui le ramenaient à sa fille, fuma en observant le ballet autour de la petite place. Un pick-up à la décoration surchargée d’icônes en fit le tour, une cage à fauves sur le plateau arrière — une cage dortoir où deux enfants dormaient encore sous des couvertures sales. Des Gitans peut-être, qui s’encageaient la nuit sur leur maison amovible, ou des rescapés de la crise.

Le borgne grimaçait derrière ses lunettes noires quand un fou vint lui parler. Il lui répondit de foutre le camp mais l’autre continua à l’invectiver dans sa langue, sans même lui réclamer la pièce. De guerre lasse, Mc Cash paya les consommations en laissant un pourboire et vida les lieux.

D’après ses infos, l’ami de Stavros habitait le quartier voisin.

*

Son dos blessé le tiraillait, il sentait la sueur couler le long de son tee-shirt. Il était noir, usé, à l’effigie d’un club de rock new-yorkais où il n’avait jamais mis les pieds et qui n’existait plus depuis longtemps. Une image de lui-même, songeait-il.

Mc Cash gravit les trottoirs glissants de Kolonaki jusqu’au numéro 3 de la rue Chersonos, une impasse dont les marches menaient au parc qui dominait la ville. Un parterre foutraque abritait diverses cabanes à chats qui prenaient le frais sous les branches des arbustes. Un grand hêtre montait la garde devant la grille rouillée de la maison, séparée de la ruelle par un mur de béton noirci par la pollution et une vigne vierge elle aussi fatiguée, les feuilles couvertes de poussière. Mc Cash tinta à la cloche, attendit une minute, réitéra son appel.