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Un homme apparut enfin dans le jardinet, vêtu d’un pantalon de survêtement et d’un tee-shirt trop large sur un ventre proéminent. Les cheveux blancs tirés en arrière, un regard vif au milieu de rides brunes qui creusaient son visage de vieux loup, Kostas jaugea l’étranger à sa porte. Ce dernier portait un fin bandeau noir à l’œil droit, un tee-shirt CBGB, des chaussures coquées, une veste noire, et se présentait comme un ami de Stavros. Accent anglais parfait. Kostas avait travaillé à l’adhésion à l’Europe, il avait des rudiments de cette langue et se méfiait des inconnus.

— C’est quoi déjà, ton nom?

— Mc Cash.

— Jamais entendu parler.

— Je ne suis pas du genre pipelette.

Le vieil homme émit un petit rire derrière la grille. Le soleil dehors commençait à taper — on prévoyait une grosse chaleur à la radio.

— Je prendrais bien un café, dit Mc Cash, ou n’importe quoi à l’ombre. On crève de chaud dans votre bled.

Kostas consentit à ouvrir la grille, l’invitant à le suivre jusqu’à la maison. Une odeur de pain grillé s’exhalait de la cuisine, à laquelle se mêlait un relent d’après-rasage; il s’assit à la table où l’ancien juge prenait son petit déjeuner, accepta le café encore au chaud.

— Comment tu connais Stavros?

— Par le biais d’un ami français, répondit Mc Cash, Marc Kerouan. Il a acheté un voilier au Pirée le mois dernier, avant de disparaître en mer alors qu’il remontait vers la Bretagne.

— Ah.

— Stavros est une des dernières personnes à l’avoir vu vivant, dit-il, le nez dans la tasse. J’aimerais lui parler mais son téléphone ne répond pas.

Le Grec le sondait de ses yeux caramel.

— Tu as des nouvelles? relança le borgne. On m’a dit que vous étiez amis.

— Je ne connais pas l’emploi du temps de tous mes amis, relativisa Kostas. Qui t’a dit que je pouvais t’aider?

— Pirros, le DJ du Rhinokéros. Il m’a aussi dit que deux types bizarres étaient passés la semaine dernière et demandaient à le voir. Et je pense que ces mêmes types ont saccagé la maison de Stavros.

Une ride plus épaisse coula sur le front de Kostas.

— Comment ça, saccagé?

— Je suis passé chez lui hier soir, dans son ancienne maison d’édition: elle a été fouillée de fond en comble.

Traversant le feuillage du jardin, les rayons du soleil faisaient des ombres chinoises sur le mur de la cuisine. Le Grec hochait la tête sans mot dire; il tartina le pain qui avait refroidi dans l’assiette écaillée.

— Qui me dit que tu n’es pas un des types qui ont foutu le bordel dans sa maison? reprit-il, méfiant.

— Parce que j’ai laissé ma fille en Bretagne pour démêler cette histoire, que Marco était à peu près mon seul ami sur terre et qu’il y avait une femme avec lui sur le voilier quand il a sombré au large d’Alicante, mon ex-femme, et qu’elle est peut-être encore en vie. Si tu sais quelque chose, dis-le-moi.

Les regards des deux hommes se croisèrent.

— Je n’ai pas vu Stavros depuis des semaines, répondit Kostas.

Mc Cash saisit son poignet alors qu’il étalait sa confiture, et le serra fort.

— Maintenant fini de rire, siffla-t-il au visage du septuagénaire. Il y a un bol sale dans l’évier, le tien est sous ton nez, ça sent l’eau de toilette et tu sors du lit la gueule enfarinée: où est Stavros?

— Hey!

Kostas chercha à se dégager mais la brute lui broyait les os.

— OÙ EST-IL?!

Le Grec grimaça sur sa chaise, les lèvres pincées.

— Ici, fit une voix dans son dos.

*

Primo Levi en parlait dans Si c’est un homme: à Auschwitz, quand il fallait se partager des bouts de lacets sous les coups de crosse des SS et les aboiements des chiens, les plus solidaires étaient les Grecs.

Le père de Kostas n’avait pas connu les camps de la mort mais il avait caché des Juifs pendant la guerre, par devoir — sa famille n’en connaissait aucun. Leur maison sur la colline ne valait pas cher mais la mère de Kostas la tenait impeccablement et trouvait toujours de quoi nourrir les enfants. Son mari n’avait pas rejoint le maquis, il était maçon et se contentait d’aider les Juifs persécutés. Une famille entière avait vécu derrière la cloison de la cuisine, construite par ses soins, qui les séparait du poulailler. La période la plus noire avait duré tout le siège de Stalingrad, quand les Allemands avaient littéralement vidé les maisons des Grecs pour alimenter le front russe en nourriture et biens de première nécessité: des dizaines de milliers d’Athéniens étaient morts de faim avant la libération par les Alliés, un génocide méconnu auquel la famille de Kostas avait survécu à coups de privations, de débrouille, et de peur d’être découverts. Les soldats allemands qui étaient venus fouiller la maison n’y avaient vu que du feu, comme la police des colonels vingt ans plus tard, lorsque Stavros y avait installé son imprimerie clandestine.

Stavros Landis avait commencé sa carrière d’éditeur en imprimant des tracts contre la dictature militaire, d’autres jeunes comme Kostas les collaient sur les murs de la capitale. Maoïstes, trotskistes, staliniens, guévaristes, anarchistes, chaque cellule résistante refusait tout contact avec les autres groupuscules: interdiction formelle de flirter ou d’échanger son numéro de téléphone, ce qui aurait pu la trahir en cas d’arrestation par la police politique. Cela n’avait pas empêché Stavros, vingt ans et encore ses deux yeux, de séduire une jeune fanatique du Petit Livre rouge qui, avec lui, en avait vu de toutes les couleurs.

La maison de Kostas ne servait pas seulement à stocker le papier et les tracts, elle servait aussi de nid d’amour pour les agents provocateurs. La petite copine de Stavros avait ainsi rappliqué chez lui une fois, persuadée que son jeune don Juan couchait là avec une autre: les adultères en herbe avaient juste eu le temps de se cacher derrière la cloison pendant que Kostas offrait le café à la copine attitrée, doublement trompée.

Les deux hommes plaisantaient encore au souvenir de ces années folles. La police des colonels ne risquait plus de faire une descente à l’improviste mais Kostas avait gardé de vieux réflexes au cas où, de nouveau, les choses tourneraient mal. Il n’avait pas tort.

Stavros Landis était là, quarante ans plus tard, brun, massif, repoussant la cloison secrète de cette même cuisine.

— Tu peux te détendre, dit-il à l’attention du FrancoIrlandais.

Mc Cash relâcha le poignet martyrisé de Kostas, dévisageant l’invité surprise qui surgissait de nulle part. Stavros Landis, un mètre quatre-vingts, pas un cheveu blanc, un ventre gourmand et une allure tranquille, presque sereine, malgré l’œil de verre qui dérangeait son regard.

— J’ai entendu votre conversation au sujet de Marco et Angélique, dit-il. Tu es quoi, de la police?

— Non. Mais je l’ai été…

Kostas massa son poignet en maugréant, prépara un nouveau café pendant que les borgnes s’expliquaient à la table de la cuisine.

— La sœur d’Angélique m’a vendu la mèche au sujet des réfugiées, maugréa Mc Cash. Maintenant tu vas tout me raconter; dans les détails…