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Stavros Landis donnait un coup de main comme bénévole à Solidarité populaire, une ONG partenaire locale du Secours populaire français, en lien avec le HCR (l’agence des Nations unies pour les réfugiés) d’Athènes et, selon la saison, sur l’île grecque d’Astipalea où il passait ses étés. Les réfugiés étaient des milliers à bouchonner en Grèce, pris au piège des barbelés qu’on dressait en Europe centrale pour les empêcher d’avancer, et il en arrivait tous les jours malgré le barrage turc, fuyant les guerres, la mort ou l’esclavage.

Mis en contact par un ami commun de MSF, Stavros avait rencontré Angélique et Marco dans un bar d’Athènes et, après quelques verres, écouté le plan insensé des deux Français: rapatrier des réfugiés en voilier jusqu’en Bretagne.

Angélique et Marco se fichaient du côté illégal de l’entreprise, ils avaient de l’argent, un bateau bientôt à disposition au Pirée, une structure en Bretagne pour accueillir les clandestins et leur offrir un avenir: il ne restait qu’à trouver les candidats à l’exil. Une dizaine de personnes, c’était l’occupation maximale sur le voilier. Un sauvetage à la mesure de leurs moyens.

Trouver des réfugiés n’était pas un problème: Stavros avait une maison à Astipalea où des dizaines d’entre eux accostaient tous les mois, il connaissait même la plage où ils débarquaient de nuit. Les remonter jusqu’en France s’avérerait en revanche plus ardu. Il devait y avoir au moins trois mille milles nautiques et la Méditerranée n’était pas toujours une partie de plaisir, sans parler du goulot de Gibraltar et de la baston du golfe de Gascogne, mais Marco n’était pas un plaisancier du dimanche.

Amoureux de la mer — il pilotait même parfois le bateau pour touristes qui faisait le tour de son île —, Stavros avait écouté Marco lui raconter sa première course, à l’âge de quatorze ans, la fameuse Fastnet de 1979 qui avait essuyé une des pires tempêtes jamais enregistrées sur la zone. Affrontant des vagues de vingt mètres et des vents de cent cinquante kilomètres-heure, plusieurs bateaux avaient chaviré en mer d’Irlande, causant la mort de quinze marins. Marco s’était retrouvé en perdition avec un autre gamin de son âge et le propriétaire du voilier, d’une quarantaine d’années. Celui-ci, épouvanté par les murs d’eau qui ébranlaient leur coque de noix, était devenu fou: brossée par des lames dantesques, leur embarcation avait fait trois «trois cent soixante», un tour complet sur elle-même, tandis qu’ils restaient enfermés dans la cabine en priant pour que la tempête passe. Mais elle ne passait pas. Les deux ados avaient été obligés d’attacher le seul adulte à bord sur sa bannette, avec les bouts qui traînaient dans la cabine, avant d’être sauvés miraculeusement. Un baptême du feu partagé avec un copain qui, passé pro des années plus tard, l’entraînerait dans ses courses autour du monde.

Marco avait passé tous les caps et avait une équipière de choc pour gérer la logistique, Angélique.

Convaincu, Stavros avait insisté pour payer la dernière tournée. Il avait connu la dictature des colonels, les magouilles de la démocratie, la crise financière: leur projet était un peu fou mais l’aventure le tentait.

Trois mois plus tard, Marco et Angélique avaient équipé le Class 40 au port du Pirée, bourrant chaque recoin du bateau en nourriture, eau, matériel médical de première nécessité, avant de rallier par la mer l’île d’Astipalea. Un tour de chauffe en Méditerranée et l’occasion de prendre le pouls du voilier — d’après l’avocat, le Class 40 était une bombe comparé au Pongo amarré au ponton d’Audierne. Ils étaient arrivés sur l’île fouettés d’embruns, radieux, déterminés. Stavros les attendait au port de Chora.

D’ordinaire, les migrants débarquaient de nuit dans la baie de Zafeiri, au nord-est de l’île, où une plage de galets permettait l’accostage. Le problème n’était pas d’embarquer des fugitifs avant les ONG (l’été, c’est lui qui coordonnait l’aide sanitaire venue d’Athènes), mais de connaître la date de leur arrivée.

Hors saison, Astipalea abritait à peine plus de mille deux cents âmes; se muer en passeur pour gagner de l’argent sur le dos de ces malheureux équivalait à un suicide social et à se causer quelques tracasseries allant des pneus crevés au sabordage du bateau de pêche. Aucun îlien ne s’y risquant, les réfugiés débarqueraient à l’improviste, dans trois jours ou dans un mois.

Angélique avait grommelé — ils n’allaient pas épier la côte des nuits durant dans l’attente d’un hypothétique radeau — mais Stavros avait tout prévu. Pour se débarrasser des gêneurs — socialistes, communistes, simples défenseurs des droits de l’homme —, la dictature avait exilé des milliers de personnes sur les îles; Astipalea perdue au large de l’ennemi turc, des dizaines de subversifs avaient ainsi renouvelé la population locale, isolée et en proie à la consanguinité. Cinquante ans plus tard, il restait encore de nombreux sourds-muets sur l’île, des débiles ou des attardés. L’un d’eux avait littéralement grandi sous les jupes de sa mère, une vieille folle au bouc blanc impressionnant qui tricotait des chaussettes en laine, debout devant sa maison: le garçonnet restait là des heures, avalé par la robe maternelle, à respirer l’odeur de pisse froide qui faisait le vide autour d’eux. Il n’y avait pas de structure psychiatrique, à peine un dispensaire médical, aussi les îliens trouvaient-ils de petites tâches pour les moins atteints, garder des cagettes, récupérer des trucs. Stavros connaissait bien Dimitri, un sourd-muet qui, pour un été de glaces italiennes gratuites, se chargerait de faire le guet autant de nuits qu’il le faudrait…

Quittant le lendemain le port de Chora, le Class 40 avait contourné l’île par l’est et mouillé dans la petite baie de Trypiti, voisine de Zafeiri. Posté sur la colline qui séparait les deux plages, Dimitri se tenait à l’affût, avec une simple lampe torche. À l’approche des migrants, il n’aurait qu’à grimper le promontoire pour adresser un signal en direction du voilier amarré un peu plus bas.

Stavros avait repéré le chemin qu’empruntaient les réfugiés depuis la plage de Zafeiri, un sentier au creux d’un petit canyon qui grimpait la colline jusqu’à la piste. Elle était de mauvaise qualité, difficilement accessible sans 4 × 4, mais elle menait à une autre piste, celle-ci aplanie et roulante, reliant le nord sauvage de l’île à la civilisation. Marco et Angélique étaient convenus de procéder selon le nombre de réfugiés présents, leurs motivations et la confiance qu’ils leur octroieraient. Il fallait une trentaine de minutes pour atteindre la première piste depuis la plage de galets — le sentier était un véritable dédale entre les cailloux et les parois du canyon. Marco et Angélique comptaient les aborder en haut de la colline.

Une nuit était passée, deux, puis cinq. Ils se relayaient sur le pont, guettant un signe lumineux depuis la colline, qui ne venait pas. Enfin, neuf jours plus tard, le signal tant attendu avait percé la nuit: deux temps brefs, deux temps longs, c’était le code.

Stavros était resté avec l’annexe jusqu’à la plage de galets pendant qu’Angélique et Marco allaient chercher les migrants de l’autre côté de la colline, mais l’opération ne s’était pas déroulée comme prévu: des passeurs attendaient les fugitifs dans la baie. Marco n’avait pas donné d’autres précisions quand la troupe avait dévalé la colline, mais suivant son conseil empressé, Stavros avait regagné Athènes le jour même, après les avoir aidés à embarquer les réfugiées sur le voilier — huit femmes dans son souvenir…

— Marco n’a rien dit d’autre? tiqua l’ancien inspecteur.

— Non, mais lui et Angélique étaient pâles quand ils m’ont retrouvé sur la plage. Et pressés de partir.