Mc Cash repensa à sa discussion avec Zoé l’autre matin, aux silences de Marco quand elle l’avait joint au téléphone, à sa sœur aux abonnés absents.
— Il s’est passé quelque chose sur cette colline, dit-il, avec les passeurs.
— Oui. C’est à cause d’eux que Marco m’a dit de quitter l’île.
Mis au parfum de leur mésaventure à Astipalea, Kostas avait averti son vieil ami. On avait pu le voir avec les Français sur l’île, Stavros y était connu comme le loup blanc et s’ils avaient affaire à un groupe mafieux, ces derniers pouvaient remonter jusqu’à lui, à Athènes. Restait cette planque où, alarmé par l’annonce du naufrage au large de l’Espagne, Stavros croupissait depuis trop longtemps. Il s’était débarrassé de son portable pour ne pas être géolocalisé mais on avait retrouvé sa trace: les types qui avaient saccagé sa maison travaillaient sûrement pour la même filière clandestine…
L’odeur du café emplissait la cuisine après le récit du Grec. Mc Cash enregistrait les informations. Les filières d’immigration clandestine étaient nombreuses, souvent mal structurées, la plupart renaissant des cendres de celles qui venaient de disparaître. Les intermédiaires travaillaient généralement pour le compte de mafias locales, d’autres, souvent d’anciens passeurs, formaient leur propre réseau. Dans tous les cas, seule une grosse structure avait la logistique pour dépêcher un cargo sur la route du voilier, un tueur jusqu’au port de Brest où étaient consignés les marins du Jasper. Ça n’expliquait pas pourquoi les passeurs avaient pris tous ces risques: que valait une poignée de réfugiés?
Mc Cash expliqua aux Grecs ce qu’il savait — le prétendu naufrage, Zamiakis, l’armateur du Jasper qui les avait interceptés, le tueur albanais envoyé à Brest par le mystérieux Varon Basha, la mort de Marco, les réfugiées et son ex dans les cales du cargo attendu au port du Pirée.
— Varon Basha, ce nom ne me dit rien, releva bientôt Kostas. Mais j’ai un ami juge, ici à Athènes, qui peut nous renseigner. Si c’est un trafiquant ou le chef d’un réseau, il doit être fiché quelque part. Mais Zamiakis, tout le monde le connaît! poursuivit-il. Il a commencé sa carrière en équipant des bateaux pour secourir les navires en perdition près du cap de Bonne-Espérance: en bon vautour, Zamiakis négociait le prix du sauvetage en direct avec l’armateur et l’assureur, qui risquaient de perdre leur flotte et leur cargaison.
— Un petit malin.
— Un petit fumier plutôt. Zamiakis est impliqué dans plusieurs escroqueries ou affaires maritimes sans jamais avoir été inquiété.
— Pourquoi?
— Parce qu’il a une armée d’avocats qui jonglent avec ses sociétés-écrans, ses coquilles vides dans des paradis fiscaux, ses pavillons de complaisance et l’immatriculation des navires, la fiscalité des différents pays et je ne sais quel autre trou noir du capitalisme financier où on peut s’engouffrer en toute légalité. Zamiakis doit avoir une demi-douzaine de procès en cours mais tous se perdent dans les méandres des tribunaux, quand les juges ne sont pas dessaisis avant la fin de l’enquête. Il doit aussi être protégé, poursuivit Kostas. Zamiakis avait des parts dans le port du Pirée vendu aux Chinois: ça représente de grosses commissions pour beaucoup de gens haut placés susceptibles d’effacer son nom des ardoises.
Le Samaritain de Stavros n’était visiblement pas né de la dernière pluie.
— Vous savez où on peut le trouver?
— Dans une des dix résidences qu’il doit avoir à travers le monde, avança le Grec. Ou entre deux avions.
Mc Cash alluma une cigarette — un passeur fantôme, un armateur véreux insaisissable, tout ça ne l’avançait pas beaucoup.
— Ça vaut quand même le coup de creuser le sujet, poursuivit Kostas en ouvrant la fenêtre. Le juge anticorruption dont je vous parle est un ami proche. C’est moi qui l’ai, disons, formé aux agissements de nos contemporains et à leurs petits arrangements sur le dos du contribuable, quand il contribue… Zamiakis est dans le collimateur des juges depuis longtemps: si on peut prouver son implication dans un trafic d’humains, ce serait enfin l’occasion de le mettre à l’ombre.
Kostas jeta un œil inquisiteur par la vitre ouverte comme si les tueurs pouvaient surgir dans le jardinet. L’Irlandais souffla la fumée de sa cigarette sur les vestiges du petit déjeuner, songeur. Tout ce qu’il voulait, c’était récupérer Angélique. Le reste lui importait peu.
— Qu’est-ce que tu comptes faire? demanda Stavros, lisant dans ses pensées.
— Le Jasper devrait arriver demain soir au port du Pirée. Si les réfugiées sont enfermées dans les cales, il faut que je trouve un moyen de les sortir de là.
— Avec l’aide de qui, la police?
Le borgne secoua la tête.
— Je n’ai aucune preuve, dit-il. Et aucune envie de m’expliquer auprès des flics.
— Hum… Quelqu’un sait que tu es à la poursuite du cargo?
— Non. Mais l’Albanais qui m’a coincé sur le port de Brest a dû donner mon signalement au chef du réseau, au capitaine du Jasper et aux marins.
— Comment tu comptes t’y prendre alors?
— Une opération de nuit, quand le bateau sera à quai.
— Ces gars ne sont pas des amateurs, le prévint Stavros.
— Moi non plus.
Le Grec le crut sur parole. Le bandeau de cuir noir donnait un côté inquiétant à ce type, mais pas seulement, comme si la face sombre de Marco ressurgissait du néant.
— Si tu as besoin d’aide, je suis là, dit-il.
— Ça risque d’être dangereux.
— Je sais, renvoya Stavros. Mais ces types aussi me recherchent, et je ne peux pas passer mon temps à me cacher. Sans compter que j’aimais bien Marco. Et si Angélique est toujours vivante…
— Oui, renchérit Kostas. Il faut régler cette affaire, d’une manière ou d’une autre.
Mc Cash ne broncha pas. Ces deux Grecs avaient l’air déterminés et tant que son œil malade lui fichait la paix, il était capable de tout.
Ils évoquèrent le Jasper, le moyen de s’introduire à bord sans réveiller les marins, les caméras de surveillance et les services de sécurité qui pouvaient les freiner dans leur entreprise. Solidarité populaire, l’ONG où Stavros travaillait comme bénévole, avait une antenne près du port, où un campement de tentes abritait entre quatre et cinq mille réfugiés. La confusion serait leur alliée mais il restait un problème.
— Lequel? demanda Mc Cash.
— Ton bandeau.
— Quoi, mon bandeau?
— Les marins du Jasper connaissent ton signalement, expliqua Stavros. Tu ne peux pas traîner sur les quais avec ton bandeau. Sans parler des caméras de surveillance. Il faut que tu changes d’apparence.
Mc Cash grommelait mais le Grec avait raison: il était repérable à des kilomètres depuis ses vingt ans et cette fichue nuit dans le pub de Belfast. Quant à opérer de nuit avec des lunettes noires, autant avancer en aveugle. Pour faire illusion, la première chose à faire était d’ôter son bandeau. «Jamais» fut d’abord sa réponse. L’enlever était tabou, il l’avait mille fois répété, et avec ce trou noir dans l’orbite, plutôt crever que dévoiler son moignon.
Stavros écouta le borgne avec une compassion solidaire, puis avec une sorte d’effarement.
— Quoi? Tu veux dire que tu n’as pas de prothèse?!
— Non. On me l’a amochée l’autre nuit, sur les docks.